Info-Kurdistan

Entretien avec un écologiste kurde

Tiré du site Hors-Sol.

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Kurdistan : « Les projets d’aménagement sont la poursuite de la guerre par d’autres moyens »

Interview avec Ercan du mouvement écologiste mésopotamien

En mai 2016, des antinucléaires, des indépendantistes kurdes, des défenseurs de la forêt et des rivières, des mouvements de gauche publiaient une plateforme écologiste pour la Mésopotamie. En pleine guerre avec le gouvernement turc et les islamistes, ils étaient une centaine de délégations à se pencher sur les destructions écologiques causées par la “modernité capitaliste” et sa “mentalité étatiste”. Nous avons interviwé Ercan, membre de cette M.E.M. Cette interview a attiré notre attention sur trois aspects.

Security DamLe premier concerne les conséquences écologiques de la guerre, telle que la subissent les populations kurdes. Trop peu soulevées, des cas exemplaires parsèment pourtant la planète jusque notre région. 436 communes du Nord-Pas de Calais vivent aujourd’hui encore avec des restrictions d’eau du robinet à cause des perchlorates présents dans les sols et les eaux souterraines depuis les bombes au chlore de la guerre 14-18. L’agent orange qui sature les sols vietnamiens depuis le passage des bombardiers US continue d’engendrer des enfants difformes et de répandre ses cancers. Sans parler des retombées radioactives sur Hiroshima et Nagasaki.

Le deuxième point est le lien entre notre mode de développement et la question (néo)coloniale. Notre consommation de pétrole ici provoque des guerres et des occupations militaires là bas. Ce constat relève du bon sens, mais reste trop peu évoqué dans les cercles officiellement anti-impérialistes.

Enfin, les Kurdes font le lien entre développement industriel et diffusion d’une culture marchande, sapant ainsi les possibilités d’une pensée, et donc d’une vie, autonome.

HS : Pourquoi une plateforme spécifiquement écologiste au milieu d’un conflit militaire et civil ?

Ercan : La guerre est l’une des principales causes de destruction écologique. Depuis l’été 2015, l’Etat a bombardé presque toutes les montagnes et incendié plusieurs dizaines de milliers d’hectares. Sept villes ont été détruites depuis l’hiver dernier. La guerre s’abat non seulement sur les personnes, mais aussi sur leur environnement. Nous nous battons contre ces destructions écologiques – et ce dès maintenant, pas après la guerre.

L’existence d’un mouvement écologiste dans le Kurdistan nord (turc) est cruciale au sein d’un Kurdish Freedom Movment qui se veut lui-même “écologique, démocratique et libéré des inégalités sexuelles ». Les femmes kurdes sont actives depuis de nombreuses années dans le mouvement, mais les écologistes restent assez faibles en dépit de quelques grandes campagnes contre des barrages hydrauliques. Parallèlement aux politiques néolibérales du gouvernement turc, des milliers de projets dans les zones rurales et urbaines continuent de détruire et exploiter la nature. Le Mouvement écologiste mésopotamien (MEM) fait donc partie du Kurdish Freedom Movment, tout en ayant un statut spécifique.

Quelles campagnes menez-vous depuis votre déclaration du mois de mai ?

Nous luttons principalement contre les destructions causées par les barrages, les mines, les centrales à charbon, la fracturation des sols et les projets d’urbanisation. La lutte contre le barrage d’Ilisu sur le fleuve Tigre est l’une des plus importantes. Le chantier a débuté il y a 15 ans, mais nous continuons de nous y opposer. Nous avons manifestaté contre le barrage de Silvan promis à la fracturation. La fracturation hydraulique est un terrain que nous serons amenés à investir davantage à l’avenir. Aussi, il y a un fort mouvement contre une grande usine de charbon dans la province de Sirnak. Et comme la guerre est incessante dans le nord du Kurdistan, nous travaillons contre les destructions causées par elle.

Votre mouvement se trouve-t-il en contradiction avec d’autres mouvements de gauche, souvent basés sur le développement industriel ?

Notre mouvement regroupe de nombreux militants syndicaux travaillant dans le domaine de la fonction publique ; mais pas de travailleurs de l’industrie. Jusqu’à présent, nous n’avons eu aucune contradiction avec ces derniers tant le secteur industriel est faible dans le Kurdistan nord. Ou alors de façon très limitée avec des personnes qui travaillent justement sur ces projets destructeurs que nous combattons. Tant qu’aux organisations de gauche, elles soutiennent nos activités. Il y a quelques années, la plupart d’entre elles critiquaient déjà les projets d’aménagement.

Faites vous un lien entre l’affirmation du Kurdistan et la préservation de l’environnement ? Votre mouvement dépasse-t-il la seule question kurde ?

Oui et non. D’un côté, le gouvernement turc mène les mêmes politiques destructrices en dehors du Kurdistan-nord – comme vers la mer Noire par exemple. De l’autre, ces projets au Kurdistan s’accompagnent des pires violations des droits humains. Aussi, il faut compter ici sur des projets strictement militaires, comme les soi-disant « barrages de sécurité » de la frontière turco-irakienne. Uniques au monde, les « security dams » sont des barrages hydrauliques construits pour la seule raison militaire de sécuriser la frontière. Il y en a onze comme ceux-là en projet actuellement. Et puis, la guerre poursuit son œuvre destructrice avec ses incendies de forêt et ses bombardements. Alors nous avons une position anticapitaliste, et en même temps nous lions les nuisances perpétrées par l’État turc à l’affirmation kurde.

L’offensive turque est militaire. Prend-elle d’autres aspects, plus industriels, technologiques ou marchands ?

Plus de 2 500 personnes ont été arrêtées depuis l’été 2015, la police utilisant l’alibi de l’État islamique (E.I.) qui a lui-même perpétré plusieurs massacres contre les Kurdes et mouvements de gauche. La police est particulièrement brutale quand les gens descendent dans la rue. Ces deux phénomènes ajoutés à la destruction de plusieurs villes sèment la peur parmi la population, tant et si bien que de moins en moins de personnes se joignent aux manifestations.

La presse vit sous la terreur de l’État, la quasi-totalité de la presse libre a été interdite et plus de 100 journalistes sont aujourd’hui détenus. Des dizaines d’organisations civiles ont été fermées. 27 municipalités HDP [un parti de gauche solidaire des Kurdes] ont été mises sous tutelle. Or, les municipalités représentaient un petit espace démocratique. D’autres risquent d’être confisquées dans les prochaines semaines.1

De nombreuses activités économiques ont été sérieusement limitées au Kurdistan depuis le début de la guerre en 2015. Les coopératives récentes n’ont pas encore été attaquées, mais l’État veut « acheter » les populations déplacées des sept villes détruites en leur offrant un soutien financier. L’État veut plus que jamais abuser de la pauvreté du Kurdistan. Jusqu’à présent, il n’avait que peu de succès. Mais il continue d’attaquer les Kurdes sur tous les fronts.

Le conflit a pour cause l’appropriation des champs gaziers et pétroliers. Remettre en cause les bases industrielles et énergétiques de notre mode de vie vous semble-t-il un moyen de saper les bases du conflit, que ce soit avec la Turquie, les islamistes, le gouvernement syrien ou les nations impérialistes ?

Bien sûr, les guerres au Kurdistan ne se comprennent pas sans la grande quantité de pétrole et de gaz qui est exploitée par ses colonisateurs. Tant que la demande de pétrole et de gaz dans le monde restera élevée, les causes de l’oppression, des conflits et de la guerre dans et autour du Kurdistan resteront. Un changement global significatif du mode de vie vers moins de consommation d’énergie et de marchandises rendrait le monde plus pacifique : moins de pipelines, c’est moins d’interventions et de dépenses militaires, de guerres plus ou moins ouvertes, de coups d’état. Aussi, des organisations comme l’E.I. n’obtiendraient pas le soutien financier et militaire d’États comme la Turquie, le Qatar ou l’Arabie Saoudite. Seulement, un tel changement des modes de vie, d’alimentation, de logement, de loisirs, etc, n’est possible qu’avec un nouveau modèle politico-économique. Un retour à l’économie des années 70 est irréaliste, quand bien même il serait souhaitable.

Les islamistes (de Daech notamment) développent un discours “anticapitaliste” contre une société de consommation qui dévierait les croyants des préceptes religieux. Qu’en est-il en réalité ?

Regardez l’Iran ou les zones contrôlées par Daech. Tous promettent justice et égalité à ceux qui respectent les préceptes. Mais tous ces régimes antidémocratiques et fascistes ont rapidement créé une nouvelle société de classe (dans laquelle une partie de l’ancienne bourgeoisie garde ses positions). Nous ne nous leurrons par sur certains droits sociaux qui ne sont finalement que des éléments d’une économie sociale-démocrate, et rien de plus. Dans les régions de Daech, le nouveau riche c’est souvent l’« émir » de l’unité militaire locale. Et l’E.I. s’approprie les terres, les marchandises, les machines et l’argent par la violence. S’il en avait les moyens, l’État islamique ferait comme en Iran où l’industrie est directement soutenue par l’État sans plus de considérations écologiques. En fait ces régimes islamistes ne diffèrent pas des États capitalistes, ils peuvent simplement être comparés aux plus répressifs d’entre eux.

Dans votre déclaration, vous mentionnez la “trinité ville-classe-Etat” comme la cause d’une société à bout de souffle. Est-ce une remise en cause du mode de vie urbain ?

Depuis quelques années, nous critiquons l’urbanisation rapide due aux politiques néolibérales du gouvernement turc. Les villes ont grandi si vite que notre vie quotidienne a changé de façon spectaculaire. Or, la majorité de la population adhère à ce nouveau mode de vie, en achetant de nouveaux appartements, des voitures, des vêtements, etc. Dans les villes, quand la population perd son patrimoine culturel et agricole, le capitalisme s’accapare les esprits, le temps libre, l’alimentation, l’habitat. Ceux qui accèdent à la classe moyenne sont particulièrement touchés par ce phénomène, et une part importante des basses classes veut suivre cette voie.

Le patrimoine culturel et agricole de notre région est riche, mais de plus en plus remplacé par une nouvelle culture déterminée par le capitalisme. Le capitalisme turc a un intérêt particulier à assimiler la culture kurde, qui doit être conservée. Mais elle ne le sera pas par un retour aux traditions tant les bases matérielles ont changé, mais grâce à notre concept politique de « Confédéralisme démocratique ». Nous commençons à peine la bataille culturelle kurde pour une vie qui ne soit pas orientée vers le profit, la carrière, le patriarcat, la consommation et l’individualisme, mais bien plutôt vers la démocratie radicale, la libération des femmes, la solidarité et la vie communale.

Vous parlez de “communalisme”. Qu’est-ce à dire ?

Pour nous, l’unité politique principale de la société est la « commune ». Une commune se compose d’une ou plusieurs rues ou d’un village, et comprend entre quelques dizaines et quelques centaines de ménages. Dans ce cadre, nous mettons aussi les collectifs se regroupant autour d’intérêts, d’activités ou productions matérielles et immatérielles.

Les communes sont notre meilleur outil pour gagner notre autonomie politique, l’endroit des décisions qui affectent notre vie directement. Des communes fortes sont aussi le moyen pour le plus grand nombre de se réapproprier sa vie et la société en général. Ainsi, les groupes d’intérêt, les bureaucraties ou les classes supérieures auraient plus de peine à nous exploiter et nous réprimer.

Le communalisme kurde va au-delà des seules communes. Depuis un an, elles permettent de discuter de ce que serait une société plus largement organisée sur la base de la « démocratie radicale ». En particulier, les expériences du Rojava (Conseil populaire de l’Ouest du Kurdistan – MGRK) et du Kurdistan nord (Democratic Society Congress – DTK) sont intéressantes en ce qu’elles incluent la majorité de la société.

Vous parlez de dévastations culturelles et écologiques. Quel lien faites-vous entre les deux ?

Chaque destruction écologique est une destruction sociale et culturelle. Un barrage ou un site minier sont synonymes de destruction de rivières, de végétation, d’écosystèmes et du sol sur lequel vivent des gens qui doivent alors quitter leurs maisons. En Turquie (comme ailleurs dans ce monde) cela a pour résultat un appauvrissement et un arrachement à notre milieu de vie, notre identité et notre culture. Les gens brusquement et brutalement arrachés à la nature et à leur histoire perdent leur équilibre et basculent vers une vie asociale et atomisée. De tels arrachements nous expédient vers la consommation capitaliste et mettent en vrac des valeurs sociales qui se sont tissées patiemment au fil des siècles dans un environnement beaucoup plus en harmonie. Cet arrachement a débuté avec la guerre dans les années 90 quand 2,4 millions de personnes ont été déplacées de force par les militaires. Depuis 2002, les projets d’aménagement sont la poursuite de la guerre par d’autres moyens.

Est-il possible d’imaginer une solution pacifique au conflit kurde ? Quelles en seraient les conditions ?

Il est toujours possible de gagner la paix. Ce qui signifie certes un cessez-le-feu, mais aussi la reconnaissance de nos droits démocratiques et collectifs. Mais la balle est du côté de l’État turc et non des kurdes qui, eux, sont prêts à une paix juste. La lutte armée est un outil pour obliger l’État turc à cesser l’exploitation et la répression au Kurdistan. Les Kurdes sont conscients que les armes garantissent leur sécurité et ne les abandonneront qu’une fois nos droits fondamentaux reconnus. Peut-être qu’un troisième acteur (national ou international) pourrait jouer un rôle de médiation entre les deux parties.

Depuis l’été 2015, l’État turc a commencé son attaque la plus répressive contre le mouvement kurde, aussi bien dans le nord que dans le Kurdistan syrien. La résistance est forte. Tant que le gouvernement turc pense qu’il peut obtenir des succès avec sa terreur d’État, la guerre se poursuivra et aucune négociation ne sera possible. Notre époque est à la résistance et la solidarité internationale est cruciale. Une évolution du Kurdistan syrien, et de la Syrie en général, en faveur des révolutionnaires pourrait avoir un effet positif sur un nouveau processus de négociation.

Propos recueillis par Hors-sol, hiver 2017.

1Ce qui a été effectivement le cas entre la date de cet entretien et la publication, NDT.