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Le mouvement Kurde des assemblées locales : le confédéralisme démocratique comme projet politique transnational

Traduit par Populaction

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« Au cours des cinq dernières années, les Kurdes du Sud-Est de la Turquie ont créé des institutions communalistes à une échelle inédite au monde » analyse Janet Biehl. Son long interview d’Ercan Ayboga, un des leaders du Mouvement de Libération du Kurdistan, est passionnant à plus d’un titre : assemblées locales d’habitants, démocratie directe, libération des femmes, paix, vision originale d’un confédéralisme démocratique ouvert et intégrateur par essence, tout cela dans un contexte plurinational (le Kurdistan est à cheval sur 4 États – Turquie, Iran, Irak, Syrie), et de répression féroce de la part des autorités Étatiques.

« De manière tragique, la presse des autres pays de l’OTAN est silencieuse – au mieux -, non seulement sur le conflit mais sur la criminalisation du mouvement politique Kurde. Le silence, selon moi, doit être brisé et les succès remarquables des Kurdes être connus et discutés dans le monde entier », nous dit Janet Biehl.

Cet article-interview de Janet Biehl intitulé « Kurdish Communalism », est encore une fois issu du merveilleux site internet New Compass, et est disponible dans sa version originale (en anglais) à l’adresse suivante : http://new-compass.net/http%3A//new-compass.net/article/kurdish-communalism

 

Kurdish Communalism

By

Janet Biehl

09.10.2011

 

Au cours des cinq dernières années, les Kurdes du Sud-Est de la Turquie ont créé des institutions communalistes à une échelle inédite au monde. Plus tôt cette année, dans “Hasankeyf:  A Story of Resistance,” (ndrl : « Hasankeyf : Une histoire de résistance ») j’ai décrit la résistance kurde – sur plusieurs années – face à un projet massif de construction d’un nouveau barrage hydroélectrique porté par l’État, résistance coordonnée par Ercan Ayboga, 36 ans.

Après la publication de l’article, Ercan (prononcé AIR-John) voulaient atteindre des communalistes d’autres parties du globe, et leur faire connaître la réussite kurde de démocratie d’assemblée, et nous nous mîmes d’accord pour un interview. Nous commençâmes notre conversation par mail. Puis, en Septembre, je me rendis à Diyarbakir pour le Forum Social Mésopotamien (Mesopotamian Social Forum), et un jour ensoleillé au Sumer Park, nous nous sommes assis et avons continué l’interview. Sa détermination calme et la clarté de sa pensée et de son action m’ont impressionné. De même que la claire détermination – en dépit des persécutions dont ils font l’objet – des Kurdes de continuer leur combat pour « l’autonomie démocratique ».

La guerre entre l’État Turc et les guérillas du PKK, qui commença en 1984, continue jusqu’à aujourd’hui. L’État turc chaque jour diabolise les militants pour l’autonomie démocratique en les traitant de « terroristes » et en les assimilant au PKK. De manière tragique, la presse des autres pays de l’OTAN est silencieuse – au mieux -, non seulement sur le conflit mais sur la criminalisation du mouvement politique Kurde. Le silence, selon moi, doit être brisé et les succès remarquables des Kurdes être connus et discutés dans le monde entier.

Ercan, quelle est ton histoire ? Où habites-tu, et quel est ton travail ?

Il y a quelques quarante ans mes parents ont émigré du Kurdistan Turc vers l’Allemagne à cause de la situation économique déplorable dans leur pays. Donc j’ai grandi en Allemagne, mais notre relation avec le Kurdistan n’a jamais cessé, dès lors que nous nous y rendions tous les deux ans. Disons que j’ai deux « identités », ce que je vois comme une opportunité de très bien connaître à la fois une société occidentale et une société orientale. Depuis que j’ai seize ans, j’ai été continuellement actif politiquement dans différentes organisations de gauche allemandes ou kurdes. Les deux principaux domaines de mon engagement sont la lutte des Kurdes pour la liberté, qui a commencé dans les années 1980, et le travail dans des organisations de gauche qui s’opposent à la guerre, à la discrimination contre les migrants et au mauvais traitement des travailleurs à la fois en Allemagne et en Turquie.

Après avoir fini mes études en ingénierie civile et en hydrologie, j’ai travaillé pendant plus de deux ans à la municipalité de la plus grande ville du Kurdistan turc, qui s’appelle Diyarbakir (les Kurdes l’appellent Amed). Entre fin 2004 et début 2007, j’ai été très impliqué dans l’organisation d’une campagne pour s’opposer au Projet de Barrage d’Ilisu sur le Tigre, un projet qui aurait pour un grand nombre de personnes des conséquences graves, sociales, culturelles, écologiques et politiques. Depuis 2007 je travaille pour une campagne, appelée l’Initiative pour garder Hasankeyf vivant (the Initiative to Keep Hasankeyf Alive), en tant que coordinateur international, et je suis basé en Allemagne, même si je passe trois mois par an au Kurdistan. Cette initiative a pour objectif non seulement l’annulation du Projet d’Ilisu, mais aussi la constitution d’une coalition des mouvements turcs sur la question de l’accès à l’eau et de la critique des grands barrages. En même temps, j’ai commencé une thèse, sur la restauration des rivières.

Le Kurdistan turc est-il essentiellement rural ? A quel point est-il industrialisé ?

Le Kurdistan n’est plus une société classique de villages. Dans les années 1960, l’État turc a introduit l’économie capitaliste au Kurdistan turc, et un processus d’industrialisation comme ceux d’Europe ou d’Amérique du Nord est en marche, même s’il progresse plus lentement. Mais les éléments féodaux sont toujours forts dans la moitié des provinces, et le capitalisme industriel toujours moins dominant au Kurdistan que dans les provinces de l’Ouest de la Turquie.

La Turquie n’a pas beaucoup de pétrole, mais tous ses puits se trouvent au Kurdistan. Et les cinq grandes usines d’électricité du Tigre se trouvant au Kurdistan produisent une grande part de l’électricité du pays. Mais la population locale ne bénéficie que très peu de cela économiquement.

C’est dans cette partie du monde que l’agriculture est née, il y a plusieurs millénaires. Et l’agriculture reste encore aujourd’hui la principale source de revenus, via une agriculture de subsistance et de proximité, faite par des petits fermiers. Mais aujourd’hui, la plus grande part de la production de coton turque se fait également ici, et la plupart de la farine de blé dur (utilisée pour les pâtes) vient du Kurdistan. Jusqu’aux années 1990, l’élevage constituait une part significative de la vie économique, mais la guerre entre l’Armée Turque et les guérillas du PKK (Le Parti des Travailleurs du Kurdistan) en ont détruit la quasi-totalité. Alors que la Turquie à une époque exportait de la viande, elle doit depuis quelques années en importer.

Depuis 20 ans a lieu un changement drastique. Le conflit armé a déjà conduit l’Armée turque à détruire 4 000 villages et à expulser de leurs terres au moins 2 millions de personnes. A peu près la moitié des Kurdes de Turquie ne vivent désormais plus au Kurdistan. A cause de la guerre, et pour des raisons économiques, ils ont fui vers Istanbul ou dans d’autres villes. Les villes kurdes, comme Diyarbakir, ont vu leurs populations croître rapidement (la moitié des citoyens vivent désormais dans les villes), et un vaste et très pauvre lumpenprolétariat s’est développé.

Les 2/3 des provinces à majorité kurde de l’Est sont les plus pauvres de la République turque. Trois provinces de l’ouest du Kurdistan turc, où la lutte pour la Liberté est moins forte et les destructions à cause de la guerre plus limitées en nombre, constituent l’exception.

Selon des statistiques récentes, les Kurdes constituent quasiment la moitié de la classe ouvrière turque. Ils travaillent principalement dans les secteurs les moins bien payés de l’économie, comme le bâtiment, les restaurants, le tourisme, et le textile. Ils ne sont pas bien organisés comme travailleurs et n’ont que très peu d’influence dans les grands syndicats.

Ces dernières années la question de l’exploitation minière s’est fait plus présente au Kurdistan turc. De grandes compagnies multinationales sont intéressées par le chrome, le charbon et l’or de la région. La plus large part de la région étant montagneuse, l’exploitation minière intensive auraient de graves répercussions sur la vie des populations et sur la nature.

Quel effet a eu le caractère montagneux de la région historiquement ?

Les montagnes du Kurdistan – les chaîne des monts Taurus à l’Est et Zagros au Nord, pluvieuses, en partie forestière – ont historiquement forgé le caractère kurde, les rendant rebelles, robustes, et obstinés. Considérant que les Kurdes n’ont jamais eu leur « propre » État centralisé mais qu’au lieu de cela, ils se sont toujours auto-organisés à l’intérieur d’États dominants créés par d’autres peuples (Turcs, Arabes, Perses), on peut dire que les montagnes sont la principale explication au fait que la culture kurde ait survécu jusqu’à aujourd’hui.

Cela est tout particulièrement vrai au vingtième siècle, pendant lequel la répression et les efforts d’assimiler les Kurdes devinrent systématiques. A partir des années 60 et 70, des Kurdes basés dans les montagnes menèrent une lutte de guérilla de type classique contre les États irakien, turc et Iranien (dans la plus petite partie du Kurdistan, en Syrie, il n’y a quasiment pas de montagnes). Bien qu’elle connût des défaites, la résistance ne fut jamais complètement détruite, elle ne peut pas l’être. Si les Kurdes un jour conquièrent certains droits, les montagnes auront joué un rôle crucial.

Un autre effet des montagnes est que que dans certaines régions, la composante tribale de la société kurde est toujours dominante. Avant le milieu du XXème siècle, la société kurde était organisée en tribus. La plupart des individus kurdes ont toujours un fort caractère villageois–chaque kurde quasiment sait de quel village il/elle est originaire et à quelle tribu ou clan il/elle appartient.

La société traditionnelle kurde est-elle patriarcale ? Le féminisme kurde est-il fort ?

Jusqu’aux années 1980 la société kurde était complètement patriarcale. Il n’y avait pas de droits des femmes ni de groupes féministes, pas même parmi les Kurdes Alévis, très libéraux. La dynamique la plus importante pour renverser les structures patriarcales vint du Mouvement de Libération du Kurdistan (ndrl : the Kurdish freedom movement). Et sans la participation des femmes, le mouvement n’aurait jamais pu acquérir un soutien populaire aussi large. Dès les années 90 les femmes participèrent largement au mouvement, et entre 1990 et 1992 les femmes étaient à la tête des manifestations, ce qui a commencé à changer les choses de manière significative. Au milieu des années 1990 un vaste débat idéologique débuta au sein du mouvement, au cours duquel les structures patriarcales de tous les aspects de la société ont été systématiquement critiquées. Depuis, de nombreuses organisations de femmes se sont créées dans tous les domaines de la lutte.

Dans les années 2000, les structures patriarcales ont beaucoup évolué dans la moitié de la société kurde – la moitié directement influencée par le Mouvement pour la Liberté. Les femmes se sont faites plus présentes dans les rues et dans les organisations/associations. Contrairement à ce qui était le cas il y a 20 ou 30 ans, les femmes désormais sont acceptées partout et le meurtre de femmes [dans le cadre des vendetta] n’est pas accepté. La majeure part de l’autre moitié de la société kurde désormais change aussi dans le bon sens.

Aujourd’hui, dans le Mouvement de Libération du Kurdistan, les femmes sont présentes dans toutes les structures politiques, à tous les niveaux, ce qui est le résultat d’un débat de fond sur le genre ainsi que de la lutte des femmes au sein du mouvement et dans les assemblées démocratiques. Par exemple, dans le BDP, toute fonction dans le bureau doit être tenue par un homme et une femme, et il y a une obligation d’avoir au moins 40 % d’hommes et de femmes à tous les postes de management, dans les parlements publics, ainsi que dans les conseils élus. Dès lors que la « libération des genres » est un des trois grands principes utilisé par le mouvement pour la Liberté, à côté de la « démocratie » et de « l’écologie », une perspective sociale sans libération des femmes est impensable.

La démocratie d’assemblée a-t-elle déjà été pratiquée dans l’histoire kurde ?
La démocratie d’assemblées n’a que peu de racines dans l’histoire et la géographie kurdes. Comme je l’ai dit, le caractère villageois de la société a toujours été, et est encore, très fort. Mais si certains villages étaient gouvernés de manière hiérarchique et par des aghas (grands propriétaires terriens féodaux), dans d’autres villages, où ces facteurs étaient absents, les villages organisaient des assemblées publiques dans le kom (la communauté du village) par lesquels ils prenaient les décisions. Dans de nombreux cas, les femmes âgées y participaient, mais pas les jeunes femmes.

Dans les siècles passés, les tribus parfois tenaient des assemblées composées de représentants de toutes les familles (ou des villages) dans le but de discuter ensemble sur des sujets importants pour la tribu ou pour l’ensemble de la société. Le chef de la tribu présentait les décisions, que l’assemblée décidait ensuite d’adopter.

Au cours de leur riche histoire, les tribus kurdes utilisèrent de temps à autre, ici et là, une structure organisationnelle confédérale pour pouvoir trouver des solutions aux défis politiques ou sociaux qui se présentaient. Le système était basé sur la libre adhésion, et toutes les tribus d’une région donnée ne participaient donc pas à la structure confédérale. Mais dans la plupart du Kurdistan, de nombreuses tribus ou sociétés non-kurdes n’étaient pas très engagées dans le système confédéral.

Dans les années 90, alors que le Mouvement de libération du Kurdistan devenait plus fort, un effort fut mis en place pour créer des assemblées dans les villages « libérés ». Les guérillas du PKK promurent les assemblées de village, et dans les villages où les guérillas étaient fortes, la plupart des gens acceptèrent les assemblées. Mais au moment même où les assemblées prenaient leur essor, l’Armée turque détruisit 4000 villages et leurs structures politiques. Ensuite, la répression s’intensifia. Depuis 2005, dans certains des villages qui étaient proches du Mouvement de libération, cette idée s’est de nouveau développée. Certains villages organisent des assemblées démocratiques, de manière régulière, complètement ouvertes aux femmes et à toutes les parts de la société.

Comment les idées communalistes ont-elles été découvertes par les Kurdes ? Les écrits de Murray Bookchin y ont-ils joué un grand rôle ? Le communalisme se nourrit-il d’autres sources intellectuelles ?

Le mouvement de libération du Kurdistan puise ses sources idéologiques dans le mouvement étudiant de 1968 et dans la gauche turque marxiste-léniniste, staliniste, maoïste, trotskiste, ainsi que dans d’autres théories communistes. A la fin des années 80, le mouvement de libération du Kurdistan a commencé à développer une critique du modèle socialiste actuel (étatique), une critique qui s’est approfondie depuis. La critique des années 1990 disait, notamment, qu’il était important que les individus et la société changent avant de prendre le pouvoir étatique, que la relation entre les individus et l’État devait être organisée d’une manière nouvelle et qu’au lieu d’énormes structures bureaucratiques et technocratiques, c’est une démocratie approfondie qui devrait être mise en place.

En 1999, quand le leader du PKK Abdullah Öcalan a été capturé et que les forces de la guérilla se sont retirées dans le Kurdistan irakien, le mouvement de libération initia un processus de changement stratégique de ses modèles d’analyse et d’action. Il n’abandonna pas l’idée de socialisme, mais il rejeta la structure marxiste-léniniste existante comme trop hiérarchique et pas assez démocratique. Les luttes civiques et politiques remplacèrent la lutte armée comme cœur de l’action du mouvement. A partir de 2000, il promut la désobéissance et la résistance civiques (l’Intifada en Palestine constitua également une source d’inspiration).

Par la suite, le mouvement abandonna l’objectif d’établir un État Kurde à part entière, à cause des conditions politiques actuellement difficiles au Moyen-Orient et dans le monde; A la place, il se prononça et agit pour une solution de long-terme à la question kurde, à l’intérieur des quatre États Turquie, Iran, Irak et Syrie : le confédéralisme démocratique. Il considère désormais qu’il est plus important d’avoir une société démocratique, sociale et tolérante que d’avoir son propre État. Pour la Turquie, il a proposé l’avènement d’une deuxième république, d’une république démocratique.

Durant ce processus de changement stratégique, les activistes du mouvement pour la liberté ont lu et discuté d’œuvres qui soutenaient leurs opinions et pouvaient leur apporter de l’aide. Il analysa des livres et des articles écrits par des philosophes, des féministes, des (néo-)anarchistes, des communistes libertaires, des communalistes, et des écologistes sociaux. Voilà comment les textes d’écrivains tels que Murray Bookchin, Michel Foucault, et Immanuel Wallerstein se retrouvèrent au centre des attentions.

Le mouvement kurde pour la Liberté développa l’idée de « confédéralisme démocratique » (la version kurde du communalisme) pas seulement à partir des idées des intellectuels communalistes, mais aussi grâce à des mouvements comme celui des Zapatistes; grâce à l’histoire kurde – fortement influencée par la société de villages; grâce à la longue expérience de 35 ans de lutte armée et politique; grâce aux controverses intenses à l’intérieur des mouvements democratiques-socialistes-révolutionnaires turcs; et grâce au constant développement au sein même du mouvement de structures transparentes et ouvertes à l’ensemble de la population.

Est-ce que ces différents facteurs, ainsi que la Déclaration du Confédéralisme Kurde (the Declaration of Kurdish Confederalism), proclamée en mars 2005, ont conduit à la création d’assemblées démocratiques prenant les décisions politiques ?

Cette déclaration constitua la première étape pour le développement du communalisme au Kurdistan. Depuis lors, Abdullah Öcalan a écrit 3 plaidoyers globaux à ce sujet, le premier en 2001 en deux volumes, le deuxième en 2004, et le dernier et le plus complet en 2009 en cinq volumes, chacun d’entre eux ayant développé plus avant le contenu de l’idée de communalisme.

Nous voyons le communalisme se développer d’abord au Kurdistan turc. Depuis 2007 le mouvement pour la libération a créé des assemblées démocratiques prenant leurs propres décisions dans les quartiers des villes où le mouvement est fort, particulièrement dans les provinces de Hakkari, Sirnak, Siirt, Mardin, Diyarbakir, Batman, et Van. Les assemblées furent créées pour prendre des décisions sur tous les problèmes, défis et projets communs dans leur quartier respectif, selon les principes d’une démocratie de la base – tout le monde a le droit de participer. Dans certaines de ces assemblées, des personnes non-kurdes participent, comme des Azerbaidjanais/ses ou des Araméens.

A Diyarbakir, la plus grande ville du Kurdistan turc, il y a des assemblées à peu près partout. Les assemblées sont plus fortes dans les villes qu’à la campagne. Il y a même quelques assemblées dans le lointain Istanbul.

Il y a des assemblées à plusieurs niveaux. A la base il y a les assemblées de quartier. Elles élisent des délégués qui constituent l’assemblée de la ville. A Diyarbakir, les idées sont discutées à l’assemblée de la ville, à laquelle le conseil municipal prend part – pas officiellement, pas légalement, mais dans notre système. Si l’assemblée de la ville prend une décision sur un sujet donné, alors les membres du conseil municipal qui participent à l’assemblée de la ville tenteront de la faire voter au conseil municipal. (Mais le conseil municipal comporte aussi des membres d’autres partis, comme l’AKP actuellement au pouvoir, qui n’est pas d’accord avec tout ça). Le conseil municipal a le pouvoir légal de prendre des décisions qui deviennent des lois. Mais pour les gens, l’assemblée de la ville est l’organe de gouvernement légitime.

Quand des décisions à plus grande échelle doivent être prises, les assemblées de villes et de villages d’une même province se rencontrent en assemblée. Dans les provinces de Hakkari et Sirnak, l’expérience a eu des résultats très positifs. L’autorité de l’État n’a là-bas aucune influence sur les populations – les gens n’acceptent pas l’autorité de l’État. Il y a donc deux autorités parallèles, et celle qui dispose du plus de pouvoir en pratique est la structure démocratique confédérale.


Au sommet de ce modèle se trouve le DTK (Congrès de la Société Démocratique – Democratic Society Congress), qui rassemble tous les Kurdes de la République de Turquie. Il est composé de plus de 500 organisations de la société civiles, syndicats et partis politiques – qui forment en tout 40 % des membres de l’assemblée; 60 % des membres de l’assemblée étant des délégués des assemblées de village.

Les assemblées provinciales du DTK furent cruciales dans l’élection de candidats du parti (légal) pro-Kurde, le BDP (Parti de la Paix et de la Démocratie) au Parlement turc. Pour les dernières élections, l’assemblée de la province de Diyarbakir choisit elle-même qui seraient les six candidats du BDP à se présenter aux élections parlementaires. (Six des 36 candidats élus sont maintenant en prison – la Cour ne les a pas relâchés. Nous ne savons pas quand ni si ils seront libérés.)

Doucement mais sûrement, le confédéralisme démocratique convainc de plus en plus de Kurdes turcs. Récemment, le DTK présenta un texte préparatoire relatif à l’autonomie démocratique du Kurdistan turc. Lors d’une grande assemblée à Diyarbakir le 14 juillet 2011, le DTK s’est prononcé pour une « autonomie démocratique ». Il cherche à réaliser l’autonomie démocratique petit-à-petit, par les propres moyens des gens, et tout spécialement là où le mouvement kurde pour la Liberté est fort. La plus grande part de la société kurde est pour, mais l’idée est très controversée dans la société turque.

Que sont les villages de la paix ?

Un des résultats des discussions autour du confédéralisme démocratique a été l’objectif de fonder de nouveaux villages sur l’idée communaliste ou de transformer les villages existants où les conditions sont les meilleures pour cela. De tels villages doivent être démocratiques, écologiques, l’égalité homme/femme doit y régner, et doivent être même des villages de paix. Ici la paix ne se réfère pas seulement à la question du conflit armé; elle exprime les relations qui lient chaque habitant aux autres et au monde naturel. Les coopératives sont les bases matérielles et économiques de ces villages.

Les premiers villages de la paix furent développés en 2010. Dans la province d’Hakkari, qui se situe aux frontières irakienne et iranienne et où le mouvement pour la Liberté est très fort, plusieurs villages décidèrent de mettre en place une économie coopérative. La nouvelle relation politique et sociale qu’entretient la population avec l’économie s’y prête bien, vu que le mouvement de libération est très fort là-bas, avec un soutien direct de la part de 90 % de la société. Près de la ville de Weranshah (Viranşehir), la construction d’un nouveau village de 70 foyers, basé sur l’idée de village de la paix, vient juste de commencer. Dans la province de Van, les activistes ont décidé de construire un nouveau village économique de femmes, qui sera quelque chose de très spécial. Cela va renforcer le rôle des femmes dans la société. Les femmes qui ont été victimes de violences domestiques seront acceptées. Ces petites communautés pourraient se suffire à elles-mêmes, ou quasiment, en termes d’énergie.

A quel point les assemblées sont-elles répandues au Kurdistan turc ?

En réalité, le modèle de l’assemblée n’a pas encore été développé largement pour plusieurs raisons. D’abord, en certains endroits le mouvement kurde pour la liberté n’est pas très fort. Quasiment la moitié de la population kurde de Turquie ne le soutient toujours pas activement. Dans ces endroits il y a quelques ou aucune assemblées.


Deuxièmement, les discussions parmi les kurdes au sujet du confédéralisme démocratique ne se sont pas déroulées partout aussi bien qu’elles auraient pu.

Et troisièmement, la répression par l’État turc rend la continuation du processus très difficile. Près de 35 000 activistes ont été arrêtés depuis 2 ans et demi, depuis 2009, ce qui a dans de nombreuses régions significativement affaibli les structures de confédéralisme démocratique. Il y a eu des procès depuis 2 ans. Les affrontements militaires entre l’Armée turque et les guérillas kurdes sont encore une fois en train d’augmenter. Il y a sept jours ils ont arrêté 70 personnes dans une assemblée de ville dans une province près de la frontière irakienne. L’État dit simplement que ces assemblées sont coordonnées par le KCK (Union des Communautés au Kurdistan), le parapluie du mouvement kurde de gauche pour la Liberté au Moyen-Orient, dont aujourd’hui le PKK est une partie, et qui est une structure illégale, ce qui fournit le prétexte pour arrêter les gens.

Vous prenez un énorme risque, juste en participant.

Des gens ont été arrêtés dont l’activité se limitait à la participation à une assemblée de ville. Ces 6 derniers mois, 1650 personnes ont été arrêtées à cause de leur appartenance au KCK.

Que leur arrive-t-il quand ils sont arrêtés ?

Ils vont en prison. Finalement, ils sont jugés, les accusations dont ils font l’objet sont concoctées par l’État. Mais les délais sont longs. Et ils n’ont pas le droit de parler kurde lors des procès, car l’État n’accepte pas cette langue.

Sont-ils dès fois jugés innocents et libérés ?

Sur les milliers de personnes qui ces dernières années ont été arrêtées et jugés coupables pour cause d’appartenance au KCK, seule une personne a aujourd’hui été libérée. Toutes les autres sont en prison.

Vous avez porté le communalisme plus loin que quiconque sur la planète – et vous le faîtes dans des conditions extrêmes d’adversité. J’ai besoin d’une pause pour penser à tout cela un peu.

All right. Que pense le mouvement pour la Liberté concernant le reste de l’Anatolie, les parties non kurdes de Turquie ?

Les Kurdes sont une culture ethnique très présente dans la République turque – 25 à 30 % de la toute la population. Ils étaient l’un des deux éléments culturels fondateurs de la république, mais dans les années suivant la naissance de la République en 1924, ils ont été trompés et ont subi la répression. Le gouvernement turc rejette depuis longtemps tout droit élémentaire et autonome pour les Kurdes. Même la langue kurde a été interdite, il est interdit de parler kurde dans les rues.

Mais pendant mille ans, avant 1924, la relation entre les Turcs et les Kurdes a été essentiellement positive, ce qui montre les profondes connexions entre les deux cultures. Ce fait devrait être la base sur laquelle réorganiser une relation d’égal à égal.

Le parti légal Kurde de Turquie, le BDP, propose « l’autonomie démocratique » pour la république dans son ensemble. Il a préparé un document sous ce nom fin 2010. De manière générale, il envisage une démocratisation fondamentale de la structure politique et administrative turque, qui se ferait grâce à la participation démocratique en incorporant les gens dans les processus de prise de décision. L’idée n’est pas de créer de plus petites structures avec les mêmes caractéristiques que l’État-nation; mais plutôt, que les structures démocratiques de prise de décision dans les sociétés devraient être développées à travers une combinaison de démocratie de base et de démocratie de conseil.

Et plutôt que d’être une conception purement « ethnique » ou « territoriale », l’autonomie démocratique propose une structure régionale et locale à travers laquelle les différences culturelles ont la possibilité de s’exprimer de manière libre. Ainsi elle propose d’établir 20 à 25 régions en Turquie avec un droit à l’autonomie conséquent. Ces régions autonomes et leurs assemblées assumeraient également des responsabilités majeures dans des domaines tels que l’éducation, la santé, la culture, l’agriculture, l’industrie, les services sociaux et la sécurité, les femmes, les jeunes et le sport. Le gouvernement central continuerait à conduire les affaires étrangères, la finance et les services de sécurité extérieure.

En sus, le mouvement de libération du Kurdistan demande que le Kurdistan turc ait le contrôle sur sa propre « sécurité », ou légitime-défense; et le droit de gérer son environnement naturel et ses ressources naturelles. Dans le même temps il insiste sur le fait que le Kurdistan turc ait le droit de nouer des liens sociaux, culturels, économiques et politiques spécifiques avec les 3 autres parties du Kurdistan, en Iran, Irak et Syrie.

Est-ce que ces idées reçoivent du soutien de la part des régions kurdes d’Iran, d’Irak et de Syrie ?

En Turquie, le mouvement de libération du Kurdistan est dans une phase d’affirmation, mais dans les 3 autres parts, les Kurdes sont au tout début du processus de discussion au sujet du confédéralisme démocratique. Les organisations et partis kurdes existants qui ne font pas partie du mouvement kurde pour la Liberté n’y attachent aucune importance. Ils soutiennent soit la pleine indépendance pour le Kurdistan soit un modèle classique d’autonomie et de fédération.

Mais les organisations qui font partie ou qui sont proches du KCK, et les intellectuels et des petits groupes, promeuvent tant le confédéralisme démocratique que le projet d’autonomie démocratique du DTK. Les 35 000 activistes arrêtés depuis 2009 ont tous été des membres du KCK qui est une organisation illégale. Tous les deux ans ils se rencontrent, délégués de tous les pays – secrètement -, dans les montagnes.

Au Kurdistan iranien, le PJAK (Parti pour une vie libre au Kurdistan – Party for Free Life in Kurdistan), qui fait partie du KCK, promeut le confédéralisme démocratique. Tout spécialement les jeunes Kurdes ont commencé à discuter de cette idée, et de ses différences avec les perspectives passées d’un État indépendant ou d’une fédération. L’Iran, avec sa très riche diversité culturelle (et où il n’y a pas eu de massacres ou d’expulsions de Kurdes, comme en Turquie), est un État où une telle structure confédérale aurait beaucoup de sens. Plus que les autres États, la société iranienne est mûre pour une telle structure politique.

Au Kurdistan syrien, le parti de l’Union Démocratique (PYD – the Democratic Union Party), qui fait aussi partie du KCK, promeut le confédéralisme démocratique. De nombreux Kurdes Syriens ont supporté et soutenu le mouvement de libération depuis les années 1980 et promeuvent désormais l’idée de confédéralisme. Le PYD devint actif politiquement dans les 5 ou 6 dernières années. Depuis le commencement des larges protestations en Syrie en mars 2011, cette perspective est devenue très puissante. Les Kurdes ont rejoint les protestations et sont devenus un facteur crucial dans la lutte. Ils exigent non seulement l’autonomie mais la démocratie pour tous les Syriens et l’autonomie démocratique pour les régions kurdes, ainsi que le droit de s’organiser et de se défendre eux-mêmes contre les attaques.

Le Kurdistan irakien a aussi un parti qui fait partie du KCK : le Parti pour une Solution Démocratique au Kurdistan (PCDK – the Party for a Democratic Solution in Kurdistan). Mais ce parti n’a pas le droit légal d’exister, car il y a plusieurs années le gouvernement kurde régional l’a interdit. Donc le confédéralisme démocratique est discuté de manière seulement très limitée par les intellectuels, les médias, ou la population et n’est pas (encore) un gros sujet de débat. C’est seulement dans les régions proches de la frontière, qui sont sous le contrôle des guérillas du PKK, que le confédéralisme démocratique est discuté ouvertement et profondément.

Mais le Kurdistan irakien a sa propre constitution et son propre parlement – un État plus ou moins autonome, dans son droit !

Le Kurdistan irakien n’a pas d’éléments de communalisme parce que le gouvernement régional est conservateur, autoritaire, et non-écologique, et ne soutient pas les droits des femmes. Il a de manière superficielle un régime de démocratie représentative, mais en réalité le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union Patriotique du Kurdistan (YNK) partagent à deux le pouvoir et sont très corrompus. Depuis l’occupation par les USA en 2003, tous les petits éléments progressistes de ces deux partis ont été perdus.

Mais dans les parties montagneuses du Kurdistan Irakien, les guérillas du KCK/PKK – qui contrôlent ces endroits – ont apporté une compréhension des choses très différente. Aujourd’hui dans les 60 ou 70 villages où les guérillas sont dominantes, la population a commencé à établir des assemblées démocratiques qui sont ouvertes aux femmes. Les gens ont commencé à apprendre à s’organiser par leurs propres moyens et à prendre des décisions basées sur des procédures démocratiques strictes.

Le résultat est une situation très contradictoire. La région gouvernée par le PDK et le YNK n’a pas même les éléments basiques d’une démocratie représentative occidentale normale, et dans la région contrôlée par le PKK des éléments de confédéralisme démocratique se mettent en place.

Le développement politique dans le Kurdistan Irakien montre que même au sein d’une culture oppressante, une large organisation démocratique de base est nécessaire. Cela n’aiderait pas beaucoup les Kurdes d’avoir leur propre État – ou même l’autonomie – si la démocratie, la participation, la tolérance, et l’orientation écologique étaient absentes des structures politiques et des processus de prise de décision.

Que se passerait-il si une démocratie populaire qui dure établissait des frontières d’État et se heurtait avec l’un des 4 États-nation ?

Le mouvement de libération du Kurdistan a déclaré qu’il n’était pas contre les frontières actuellement existantes entre les États et qu’il ne voulait pas les changer. Mais dans le même temps le mouvement attend des États qu’ils respectent toutes les décisions de la population. Le mouvement parle de deux autorités, l’une est l’État, l’autre est la population. Dans le confédéralisme démocratique, deux régions différentes de deux États voisins peuvent se rapprocher, par exemple en termes de culture, d’éducation, d’économie, sans remettre en cause les États existants. Mais dans un système de confédéralisme démocratique, les Kurdes de différents États, ou toute autre culture opprimée dans plus de deux États différents, se rapprocheraient après des décennies de séparation. Cet aspect n’est pas encore bien défini et doit être discuté plus profondément.

Qu’est-ce-que le mouvement pense du Grand Moyen-Orient ?

Le mouvement de libération du Kurdistan propose le confédéralisme démocratique pour tous les pays et cultures du Moyen-Orient, dès lors qu’il est plus approprié que les structures politiques existantes actuellement, centralisées, à moitié-décentralisées, ou totalitaires. Avant la création des États-nation au Moyen-Orient au XXème siècle, les structures ne contrôlaient pas les sociétés en profondeur; les différentes régions avaient certaines libertés et formes d’auto-gouvernement, et les structures tribales étaient dominantes. Ici de nombreuses structures locales sont toujours fortes et résistent à l’influence de l’État.

Plus profondément, au Moyen-Orient la diversité culturelle est tellement forte qu’une société communaliste pourrait bien mieux appréhender cette richesse. Elle permettrait aux groupes ethniques ou religieux non-dominants de s’organiser eux-mêmes et de contribuer significativement à une diversité culturelle dynamique. Les structures de démocratie directe pourraient bien également faire sens à ce point de vue : dans les récents soulèvements dans de nombreux pays, les nouveaux mouvements démocratiques sont nés ou ont été renforcés. Nous voudrions nous opposer aux opinions qui considèrent que les Arabes ou d’autres populations sont incapables de penser démocratiquement.

Commentaire éditorial de New Compass

Janet Biehl a réalisé cet interview avec Ercan Aybogale 16 avril et le 20 septembre 2011. Voir aussi l’article de Janet Biehl « Hasankeyf: A Story of Resistance » ainsi que son rapport sur le Forum Social Mésopotamien (Mesopotamian Social Forum.)