Deux visions confédéralistes pour la Catalogne

Nous relayons ici deux prises de position de groupes écologistes sociaux, français et espagnols, sur les événements de la Catalogne. Il s’agit de montrer, au-delà de la question nationale, les avantages que pourraient représenter un vision confédérale dans cette problématique.


Le peuple catalan a le droit de décider de son avenir

L’avenir est au confédéralisme démocratique

Coopérative politique Ecologie Sociale

Le gouvernement de la droite espagnole de monsieur Rajoy a tout fait pour interdire le référendum du 1er octobre 2017 décidée par le Parlement catalan : arrestation d’un ministre et perquisitions au siège de la Generalitat, mise sous tutelle des finances de la Generalitat, menaces contre les élus, les journalistes, les imprimeurs, saisies de matériel. Face à la répression de l’Etat espagnol, le vote pour le droit à l’autodétermination du peuple catalan a été exemplaire. Malgré le déploiement de la Guardia Civil, organisant une répression rappelant les années de plomb du franquisme la mobilisation a permis de protéger un grand nombre des bureaux de vote, avec une participation de plus de trois millions de votants dont 770’000 n’ont pu voir leurs voix prises en compte plus de 400 bureaux de votes ayant été envahis par la police et leurs urnes dérobées.

La situation depuis la tenue du référendum du 1er octobre s’est aggravé sur tous les plans :

– Plus de 10’000 agents des forces de sécurité de l’État ont été déployés dans toute la Catalogne pour essayer de fermer les bureaux de vote, réquisitionner les urnes et les bulletins de vote : 844 blessés par la police de l’État espagnol et la Guardia Civil ont été constaté

– Arrestation et mise en détention des deux responsables de l’ANC catalane et de l’OMNIUM

– Mise sous tutelle de la Catalogne et retour de fait au système en vigueur sous le régime franquiste

Soutenir le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est pour les écologistes un principe et une évidence. Les Catalans ont le droit de voter et de décider.

Mais le référendum catalan est aussi l’expression d’une des révolutions les plus importantes de notre temps : celle de l’autogouvernement des peuples. Le référendum en Écosse, comme celui décidé par les Kurdes d’Irak ou encore le vote sur l’autodétermination en Kanaky ou encore celui demandé depuis des décennies par les sahraouis, l’autogouvernement des communes du Chiapas au Mexique comme au Rojava au Kurdistan syrien sont les effets d’un même mouvement historique, celui du droit des peuples à disposer d’eux mêmes.

Ce qui se pose aujourd’hui dans le monde, c’est la question du confédéralisme démocratique, qui permettrait à des Nations et des peuples de coexister pacifiquement sans être soumis à des logiques autoritaires d’États qui prétendent leur imposer une loi d’airain.

La notion de confédéralisme démocratique repose sur un projet d’autogouvernement autonome, lui même reposant sur des communautés locales démocratiquement dirigées, permettant aux peuples de décider librement de leur destin.

Les États-nations se sont constitués autour de la notion de frontières. Nous sommes en train de sortir de cette préhistoire dans lesquels se sont engouffrés d’Atatürk à Erdogan, de Franco à Rajoy, tous les nationalistes qui ont voulu imposer une seule langue, une seule culture, une seule histoire, un seul État à leurs peuples. L’heure est à la diversité, au multiculturalisme et à un cosmopolitisme insurgé, reposant sur une souveraineté, celle des peuples qui refusent qu’on leur impose de l’extérieur un corset étatique.

L’écologie sociale considère que la lutte contre toutes les dominations de genre, de classe, de race est inséparable de la lutte contre la domination étatique. C’est pour cela que la question du confédéralisme démocratique ne se réduit pas à l’indépendance nationale. La souveraineté des peuples c’est l’autogestion et l’autogouvernement à tous les niveaux, de l’entreprise au quartier, de la ville à la région, de la région à la nation et au monde. Nous sommes un peuple-monde.

Les organisations écologistes demandent :

– Le respect du principe d’autodétermination et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et notamment à celui du droit de décider ; respect du mandat des 2’300’000 catalans qui ont voté le 1er Octobre

– L’arrêt de la répression sous toutes ses formes, liberté sans condition des militants emprisonnés et retrait des forces policières et militaires du territoire catalan, arrêt des poursuites contre les responsables des Mossos, du président du Parlement Catalan et des ministres… )

– le soutien aux droits démocratiques du peuple de Catalogne et le refus de toute remise en cause des avancées de l’autonomie actuelle par l’imposition de l’article 155 de la Constitution de l’Etat espagnol (médias publics, éducation et culture, police catalane, droits du Parlement Catalan),

– la Condamnation des positions des autorités européennes complice du gouvernement Rajoy.

Nous appelons les gouvernements de l’Union européenne à dénoncer les violences actuelles ainsi que l’acharnement de Madrid contre le peuple catalan et ses institutions. Nous appelons l’Union Européenne à jouer un rôle de médiation pour qu’une véritable négociation s’ouvre entre l’Espagne et la Catalogne.
Nous appelons les écologistes du mode entier à soutenir la lutte du peuple catalan et à prendre des initiatives en ce sens dans les prochaines semaines.


L’INDÉPENDANCE EN CATALOGNE ?

Une proposition depuis la perspective de l’écologie sociale

et du municipalisme libertaire

par le groupe d’organisation des 2ème rencontres internationales de l’écologie sociale à Bilbao

Catalogne : un événement important et préoccupant, mais (peut-être) porteur d’espoir.

  1. Le scénario

Si les événements de Catalogne s’inscrivent eux aussi dans une dynamique de radicalisation identitaire propre à un moment historique du monde moderne, ils relèvent d’un substrat historique bien différent de celui des autres pays d’Europe et du monde. La Catalogne, la Galice et Euskal Herria font partie de ces lieux géographiques où les peuples de la péninsule ibérique, tout au long de l’histoire, ont opposé la résistance la plus tenace au centralisme et à l’absolutisme de la monarchie espagnole. D’une part, dès le début, ses classes les plus déshéritées et les plus exploitées, en même temps que la paysannerie, se sont profondément enracinées dans leurs communautés naturelles et traditionnelles dans un cadre bio-régional spécifique, et elles ont conservé et défendu jalousement ces racines, formant naturellement un peuple bien spécifique, des cultures et des nations informelles. C’est très différent de la naissance du nationalisme catalan au sein de la classe moyenne vers la fin du XIXe siècle, lors de l’implantation du capitalisme, phénomène partagé à l’époque par d’autres parties du monde. Mais la Catalogne se distingue surtout pour avoir été, dans l’histoire, un des lieux ayant fait preuve de la plus forte capacité de résistance ouvrière face à l’avancée brutale du capitalisme et, par la suite, pour ses grandes réalisations révolutionnaires sous l’insigne libertaire en 1936. Tandis qu’en parallèle le mouvement catalaniste continue de progresser dans les classes moyennes et contamine toute la bourgeoisie, le puissant mouvement ouvrier poursuit sa propre route en toute lucidité. C’est ainsi que le 6 octobre 1934, lorsque Companys du parti Esquerra Republicana proclame « l’Estat Catalá », la CNT réaffirme sa position en déclarant que « … pour le peuple raillé, pour les exploités, il ne peut exister de différence entre les gouvernants… tous se révèlent des fascistes à l’heure de défendre les privilèges…. » Mais après le coup d’État de 1936 et en dépit de l’héroïque résistance populaire, en 1939, le fascisme de Franco gagne toute l’Espagne, menant à bien sa « mission pacificatrice » (celle des cimetières, dirait Bernanos) pendant 40 ans, qui consistait à en finir avec le mouvement ouvrier et paysan, ce qui constituera un véritable ethnocide de classe. Mais il faut souligner que la croisade franquiste, loin d’être unilatérale, a bénéficié du soutien d’une partie de la bourgeoisie catalane, telle que la banque March, ainsi que de celui de l’Église. Par la suite, malgré d’âpres luttes ouvrières, le mode de production capitaliste moderne et la société de consommation qui en découle se chargeraient de venir à bout de cette tradition de résistance au capitalisme et à fortiori d´écarter toute perspective révolutionnaire.

Malgré l’effet niveleur uniformisant ? de la dictature, en Catalogne le franquisme n’a pas réussi à éradiquer la résistance à l’hispanisation. À l’issue de la transition, de même que dans d’autres zones de résistance culturelle, la Catalogne a récolté le fruit de cette résistance, obtenant un gouvernement propre et un « estatut » amené à se renforcer grâce aux largesses accordées par les partis d’envergure nationale en échange de plusieurs soutiens électoraux successifs. Une partie de la culture catalane a pu être conservée dans une certaine mesure, et la Catalogne a même pu rendre à nouveau prédominante sa propre langue, mais l’évolution de la logique capitaliste et de ses catégories (l’État, la marchandise, le travail abstrait, la valeur, etc…) a causé les mêmes ravages qu’ailleurs, tant à l’échelle de l’Espagne que de l’Europe ou du reste du monde (densification urbaine, tourisme envahissant, catastrophes écologiques, paupérisation, individualisme, concurrence, et ainsi de suite). Mais contrairement aux autres pays, il subsiste dans le corps social, consciemment ou pas, l’héritage des blessures provoquées par la guerre civile et le franquisme, des blessures encore ouvertes qui font partie intégrante de nos réponses aux conflits dans l’ensemble de l’État espagnol. C’est ce substrat qui nous aidera à comprendre la situation actuellement vécue en Catalogne. Nous commencerons par évoquer le contexte économique du capitalisme avancé dans lequel nous nous trouvons complètement immergés.

II) Le contexte général d’une société capitaliste

Ne perdons pas de vue cette déclaration lucide de l’un des hommes politiques les plus conservateurs et des plus illustres du parti socialiste français :

« Bien sûr, il y a l’économie et le chômage, mais l’essentiel, c’est la bataille culturelle, elle est identitaire. » Manuel Valls, 4 avril 2016

Où que l’on se trouve dans le monde, le processus des identités modernes ne peut être compris que si on l’inscrit dans le fonctionnement logique et dans la dynamique du capitalisme.

Jadis, à l’ère pré-moderne, le sujet social était codifié d’avance et sans ambiguïté, dans des sociétés majoritairement communautaires et paysannes, divisées en ordres et en castes. C’est tout le contraire aujourd’hui pour le sujet moderne qui doit constamment réaffirmer une identité qui, loin de lui être attribuée d’avance, s’obtient à travers une tâche coercitive et obligatoire, sous la forme d’une autodiscipline qui intériorise les obligations du contexte formateur, auquel le sujet se confronte et qu’il reproduit. En ce sens, la forme et l’identité que prend le sujet, dans les sociétés où règne le mode de production capitaliste, apparaissent comme une gigantesque collection d’identités uniquement fonctionnelles, dont la forme première et fondamentale est l’identité individuelle. Cette individuation première possède un double, une projection abstraite compensatoire et nécessaire qui se manifeste à travers l’adhésion des sujets capitalisés à de vastes identités collectives (équipes de football ou partis politiques, nation, patrie, etc.). Mais contrairement à ce qui se passait dans les sociétés précapitalistes, unies à l’échelle locale en communautés de soutien mutuel et souvent en confrontation avec les maîtres, ces nouvelles entités, désormais abstraites, se caractérisent par une absence de liens sociaux tangibles, directs et empathiques entre les individus. Ainsi, les nations capitalistes ont elles aussi, aujourd’hui comme hier, un ressort interne incorporé dans la forme du sujet moderne.

III) Les idéologies de crise et l’expérience du sujet moderne

Pour pallier à cette absence, les idéologies de crise du capitalisme, l’adhésion subjective du sujet moderne à la nation, sous son visage moderne de néo-nationalisme, se fonde sur l’expérience de ce sujet « monétarisé ». Façonné par les relations sociales capitalistes et la superstructure idéologique encouragée par l’industrie publicitaire, le sujet s’éprend structurellement d’une omnipotence potentielle, du fait que l’argent est censé tout permettre. Les qualités de l’argent, le sujet les fait devenir siennes et ce sont aussi ses forces essentielles. Au sein des classes les plus défavorisées surtout, mais pas uniquement, cela lui permet également de se rendre compte de son impuissance totale face à sa relation concrète avec la société qui lui fait face, et cela lui imprime sa dynamique sans qu’il puisse intervenir concrètement. Les idéologies de crise du capitalisme se basent sur cette contradiction structurelle, sur cette frustration fondamentale. Et c’est l’adhésion à ces vastes entités collectives abstraites qui permet au sujet d’oublier le sentiment de sa propre infériorité, et c’est ce qu’Erich Fromm identifie comme le « narcissisme collectif de crise ».

IV) Capitalisme et marché identitaire.

C’est ainsi que les guerres ont été le résultat le plus tragique de ce « narcissisme collectif de crise » qui n’a de cesse de se renforcer en temps de crise, sous le masque identitaire-patriotique. Cette logique s’estmanifestée en Afrique dans le contexte du capitalisme moderne des années 80 et 90 avec l’essor des identités ethniques, suivie de près par le monde arabe avec la résurgence islamique, puis par un déferlement de passions nationalistes et de haine dans l’Europe de l’Est post-communiste, la guerre de Yougoslavie en marquant la brutale et dramatique apogée. Le nationalisme poursuit sa course dans la très catholique et conservatrice Pologne comme dans la Russie de Poutine ou la Hongrie d’Orban.

Au terme de la multiplication auto-entretenue du capital fictif à partir des années 2000 et de la dégringolade de la prospérité post-fordiste, dans les zones centrales mêmes du capitalisme avancé, c’est une marée d’intolérances identitaires qui voit le jour, avides d’instaurer un ordre culturel et ethnique homogène. De nouveau se font entendre les revendications « La France aux Français », « America first », « Britain first », etc., avec leurs consignes respectives en faveur d’une prétendue « homogénéisation de la force de travail nationale ».

Cette nouvelle « production de masse et ces traditions inventées » comme les définit Eric Hobsbawm, alimente en amont le marché de l’identitaire, dans un moment de crise économique où la compétitivité se fait plus aiguë que jamais et où les contrats poubelle se multiplient. Dans ce supermarché de l’identitaire, on retrouve un vaste éventail de tout ce qui peut plaire à chacun dans son individualité, lui donnant de surcroît l’illusion d’avoir le choix. S’offrent ainsi à nous le religionisme, le néo ou micro-nationalisme, le séparatisme, le populisme identitaire, et jusqu’aux produits les plus sophistiqués du post-modernisme, comme peut l’être le très sophistiqué néo-racisme « ethno-différentialiste » d’extrême-droite ou les concepts formulés par la gauche, de type « choc des civilisations » ou « dialogue entre civilisations ».

Malgré ses spécificités, comme signalé plus haut, la Catalogne n’échappe pas à cette logique de déracinement et de production d’identités fonctionnelles abstraites qui ont vu le jour à la fin du XIXe siècle, en même temps que la sédimentation du capitalisme.

V) En Catalogne

En Catalogne, une vaste majorité a choisi de revêtir, dans un enthousiasme caractéristique, le costume nationaliste mais avec une connotation de gauche, même si l’on ne peut ignorer le courant nationaliste de droite et son patriotisme sous-jacent. Et cela, par le seul fait de qualifier le futur État de « République catalane », face à la monarchie espagnole, polarisant d’un côté les deux nationalismes et de l’autre, avec l’aide de la répression brutale de l’État central, ravivant l’émotion à travers le souvenir et rouvrant les blessures du franquisme et de la guerre civile. La réalité est que les acteurs des entités collectives abstraites, de gauche comme de droite, ne sont que les fonctionnaires du capital dans sa phase de décomposition. Loin de s’y opposer, ils nagent au beau milieu de son courant. Comment pourrait-il en être autrement alors que tous, jusqu’aux indépendantistes « anticapitalistes » les plus endurcis, se contentent de se retourner dans le moule qui leur a été affecté par le jeu capitaliste ? Créer un autre État, un État catalan, « mais un État juste, capable de distribuer les richesses équitablement » ? Autrement dit, simplement reproduire la composante principale du capitalisme : l’État. En outre, le protectionnisme et le « régulationisme » relevant encore des idées nationalistes, jamais ils n’ont pu ni ne pourront, du seul fait d’être catalans, s’opposer à cette nature destructive inhérente et structurelle du capitalisme, qui astreint à « la croissance ou la mort », quels que soient les efforts de régulation mis en œuvre.

1) L’irruption « inespérée » du récit catalan

Nous vivons dans un monde de présent continu où le passé n´existe pas, où tout commence et s´achève dans le moment spectaculaire. Guy Debord.

Si l’on peut comprendre assez facilement que le patriotisme espagnol se soit infiltré dans presque tout l’État espagnol, grâce à l’État-nation-marque et de par son vaste passé ultranationaliste et son intense déploiement culturel social et médiatique, on a en général plus de mal à comprendre comment, en si peu de temps, la bourgeoisie catalane a pu y parvenir en Catalogne.

Sans aucun doute, ce vide politique dans le contexte évoqué précédemment d’un capitalisme avancé en crise a facilité l’irruption de ce récit catalaniste, encouragé depuis bien longtemps déjà par un substrat culturel comportant par exemple la langue et leur propre histoire mythifiée. La maladresse dont a fait preuve le gouvernement central, héritier du franquisme, combinée à une bonne dose de fascisme, a également joué un rôle décisif pour renforcer le « Parlament catalan » et lui offrir une aura de victime. Mais nous ne pouvons non plus sous-évaluer le long processus d’élaboration du récit catalaniste, plusieurs années d’excitation persistante de la fibre nationaliste pour élargir la base de l’indépendantisme catalan. Le plus important ici est peut-être la partie symbolique et émotionnelle, celle-là même qui entretient l’exaltation nationaliste au fil des ans à travers l’hymne « Els segadors », le drapeau de l’« estelada », les « sardanas » encore dansées, les fêtes commémoratives comme la Diada avec sa connotation indépendantiste et interclassiste du fait qu’elle rassemble l’ensemble de la nation catalane, toutes classes confondues, en souvenir de la déroute essuyée le 11 septembre 1714 par les troupes bourboniennes du prédécesseur de l’actuel roi d’Espagne, Felipe V. Ce récit a prospéré avec intelligence, avec beaucoup d’imagination, de persévérance et des stratégies bien choisies. Enfin, au cours des dernières années, une grande habileté a été déployée pour utiliser les médias en vue d’aiguiser les fibres émotionnelles nationalistes ; au point d´évacuer des mémoires les faits les plus récents et les plus dérangeants, les plus radicaux, relevant d’un spectre politique plus vaste, de type assembléaire. Ainsi, les secteurs les plus décidés à mettre en place des assemblées décisionnelles, à créer des traits d’union, des liens concrets et une démocratie directe, ont été relégués au passé, comme l’a été l’action éminemment emblématique consistant à « encercler le Parlament » pendant l’été 2011. Mais non seulement ils sont parvenus à faire oublier ces faits, mais en plus ils ont réussi à retourner complètement le sens de la contestation. C´est ainsi qu´en septembre 2017, les manifestants ont fini par se battre en faveur de ces mêmes institutions contre lesquelles ils avaient lutté six ans plus tôt. Oublié également le fait que c’est CiU (Convergència i Unió) qui, en plus de parrainer les Mossos (la police catalane, l’un des piliers du nationalisme catalan), a appuyé la « loi bâillon » en juillet de l’année suivante aux « Cortes españolas » (parlement du gouvernement central). Encore plus effarant, l’oubli de la répression brutale du 15 M par les Mossos, place de Catalogne, de la mort d’Andrés Benítez qui s’en est ensuivie dans le Raval sous les coups de ces mêmes Mossos, et aussi d’Esther Quintana, grièvement blessée. Sur cette même place de Catalogne, il y a si peu de temps, la foule est allée les applaudir, demander pour eux la pleine autonomie (vis-à-vis des autres forces de police nationale) et ériger l’un de ses commissaires en héros. Nous ne pouvons, en ce qui nous concerne, oublier que les rassemblements du mouvement des Indignés ou du 15M ont constitué un terrain de prédilection pour introduire le thème nationaliste, qui a germé chez les militants les moins nécessiteux, et donc les moins préoccupés par les inégalités sociales. C’est ainsi que, pris entre la répression, l’irruption de Podemos et les nationalistes catalans, le mouvement du 15M s’est affaibli. Le récit indépendantiste catalan allait toucher à son apogée avec l’attentat islamiste sur les Ramblas de Barcelone, durant lequel, pendant quelques heures, les Mossos ont été les seuls protagonistes, attribuant au Govern le statut d’État à part entière. Le processus est bien connu, celui-là même qui se fonde sur la peur et la mort et induit la soumission de la population en échange de la protection et de la tranquillité que l’État est censé lui assurer. Malgré l’appui du Gouvernement central, le Govern a gagné la partie médiatique en se posant en grand et unique protecteur, évinçant le Gouvernement central, comme s’il était déjà le proto-État catalan. Le visage moins visible de ce proto-Etat, c’est celui de son post-fascisme moderne sous-jacent, de sa neutralisation de l’espace public et de l’expulsion de tout ce qui est considéré comme subversif, délinquant, ou pour le dire avec une métaphore post-moderne, comme « résidu social ».

2) L’estocade finale

Un autre bon apport au récit catalaniste, de nature sophiste, a été l’assimilation du « droit de décider », à l’image des urnes, perçues comme socle du processus démocratique, en défendant la liberté de vote avec obstination, insistance et en renversant tout l’appareil de gouvernement pour promouvoir cet habile faire-valoir. C’est tout cet ensemble d’éléments immensément émotifs qui a éclaté dans la société catalane le 1er octobre dernier, lorsque la population a été incitée à se prononcer en faveur du referendum et à aller voter en masse. Pour la première fois dans l’histoire de ce pays depuis la transition, on a vu les forces répressives de l’État espagnol empêcher brutalement l’utilisation des urnes, camouflées, qu’elles ont dû rechercher frénétiquement les jours d’avant, en pure perte. Défiant tout le déploiement policier, après un parcours rocambolesque depuis la Chine et en passant par la France, après confiscation et duplication usurpation ? des urnes, le jour annoncé, les urnes étaient pourtant présentes dans les bureaux de vote. Ce point marqué par le Govern, le 1er octobre, a généré un immense enthousiasme, une exaltation du sentiment de justice plus que du nationalisme, sans doute. De telle sorte que pour de nombreux Catalans, ces deux sentiments ne feraient plus qu’un. Depuis ce jour, le nationalisme rimerait avec justice, dignité, tel un écho de revanche à toute la répression franquiste, et pour beaucoup, peut-être, à la destruction de Barcelone en 1714. La population catalane est allée voter en masse, pacifiquement et résolument, malgré et peut-être en raison de la brutale répression de la police de l’État espagnol et du fait que les Mossos se soient montrés discrets. Le Govern, n’ayant trahi personne, s’est ainsi réaffirmé et a pu revendiquer une certaine « légitimité ».

VI) Une opportunité pour notre projet politique émancipateur de municipalisme libertaire dans cette période de tension

En premier lieu, dénoncer fermement la répression menée par l’État espagnol et la haine encouragée par ce dernier à l’encontre du peuple catalan.

En ce qui concerne la stratégie nationaliste, nous ne pouvons nier que le vote du 1er octobre a été une réussite et une défiance vis-à-vis de l’État espagnol. De fait, il représente pour la première fois une tentative de briser le régime de 1978 en tant que pacte politique de l’oubli et, à partir de là, une porte ouverte à l’espoir de déliter la légalité franquiste. Mais cette tactique de rupture aboutie ne doit pas nous masquer l’essentiel : que toute modification des processus constitutifs, qu’ils soient le produit des indépendantistes ou d’un mouvement de gauche, doit être assortie d’un changement radical des relations matérielles de production capitaliste, sans quoi nous n’en avons que faire. Il reste à déterminer si l’indépendance entraînerait une amélioration économique pour les plus déshérités, mais dans le meilleur des cas, cela ne signifierait pas grand-chose de plus que le maintien d’une illusion. Au final, l’indépendance ne nous sauverait pas de la corruption généralisée ni de l’effondrement à venir. C’est le propre des politiques vides de sens et des professionnels de tous les partis politiques confondus, d’un côté comme de l’autre des frontières nationalistes, que de demander aux « citoyens électeurs » de se mobiliser au nom d’un concept abstrait partagé, celui d’une « union nationale » interclassiste, toujours favorable aux multinationales (avec ou sans le label « CAT », de Catalogne), à la bourgeoise et au patronat, qu’ils soient espagnols ou catalans. Nous répondrons présents pour appuyer toutes les initiatives visant à dénoncer le régime de 78, mais nos efforts ne sauraient être à court terme ni être récupérés ou instrumentalisés dans le cadre de frontières restreintes. La libération du peuple catalan dépendra aussi de la libération des autres peuples vis-à-vis de laquelle l’internationalisme de notre volonté libératrice reste une priorité à laquelle nous ne renoncerons pas.

De même, nous ne partageons pas et ne nous laisserons pas entraîner par les propositions visant à profiter des mobilisations et de l’exaltation présentes pour leur donner une tournure de révolte violente, parfois qualifiée de « dynamique révolutionnaire ». Nous savons que cet aventurisme, cher à certains mouvements de gauche, et même libertaires, ne peut que déboucher sur une impasse si elle ne se base pas sur une solide construction sociale préalable, et sur des politiques d’autogestion riches d’une culture émancipatrice, avec un imaginaire spirituel politique chargé d’éthique, et une affinité totale entre les fins et les moyens. Toutefois, nous ne manquerons pas de saisir ces opportunités pour ouvrir des brèches qui, en tant que processus locaux, permettront à leur tour d’ouvrir des portes vers d’autres perspectives réellement émancipatrices.

À la vue de cette situation, et du fait que les quartiers, les villages et les autres acteurs restent très actifs, nous tenons à affirmer clairement notre posture, en ces temps de tensions et de convulsions, mais aussi de questionnements, car ils représentent une opportunité de réflexion, de dialogue et de propositions porteuses de rupture et d’espoir…

Nous refusons de tomber dans ce pessimisme démobilisateur qui consiste à affirmer que, dans les conditions actuelles et « dans le cas du conflit présent, les possibilités d’un changement de caractère émancipateur sont strictement nulles ».

Nous ne pouvons nier les brèches ouvertes en Catalogne, quand bien même il ne s’agirait que d’un coup porté à l’imaginaire politique abstrait monolithe de la soi-disant transition au sein de l’État espagnol. C’est déjà beaucoup et nous ne pouvons nier que le plus grand mérite de l’indépendantisme est d’avoir levé le voile sur le mythe de l’État de droit.

Nous sommes clairement opposés à l’État espagnol et à sa légalité, en tant qu’héritier d’un franquisme encore jamais jugé ni condamné, et en tant que pièce maîtresse du capitalisme aussi bien national que transnational. Bien entendu, ce dernier impératif ne manquera pas d’être assumé par le proto-État catalan, mais nous en sommes encore loin. S’opposer à l’État espagnol à partir de la volonté d’un autre État est non seulement peu intéressant, purement et simplement aventurier, et voué à l’échec, sachant que les grands perdants seront les citoyens lambda, les plus déshérités. Nous savons que nous sommes une minorité dans la minorité et que nous devrons nous frayer un passage entre les drapeaux de toute sorte, ceux qui reproduisent les modes et les hymnes ensorcelants de la société du spectacle. Ces identités imaginaires qui nous empêchent de discuter ensemble, nous qui sommes conscients des pièges politiques, toutes tendances confondues, tendus par le capitalisme des institutions de l’État.

Mais nous savons aussi que les contradictions des discours qui s’opposent nous permettent de nous introduire dans leurs interstices, avec la ferme intention d’élargir le débat et de faire en sorte que nos propositions politiques ancrées dans les pratiques pré-capitalistes soient exposées, tout comme les luttes et alternatives présentes. Nos propositions, en plus de creuser dans de profondes racines historiques desquelles nous devons dégager les plus authentiques et nous en inspirer, précisément au sein de notre peuple catalan, s’alimentent en outre d’une analyse radicale de ce que représente le capitalisme à l’heure actuelle. L’écologie sociale analyse les composantes les plus fondamentales du capitalisme afin de percer à jour les pièges dans lesquels nous ne devons pas tomber, ces composantes qui, du fait qu’elles appartiennent au capitalisme, ne serviraient à rien d’autre, en étant utilisées, qu’à tromper le peuple et à renouveler le capitalisme, soit au final, le renforcer. À titre d’exemple, les financiers et leurs finances, tant décriées par un grand nombre de supposés anti-capitalistes, ne sont pas la cause, mais les béquilles de la société de marché qui, sans la finance, se serait écroulée. Au fond, ce qui nous guette, derrière la crise financière, ce n’est rien d’autre que l’épuisement des composantes fondamentales du capitalisme telles que la marchandisation, le travail, la valeur et l’argent qui le représentent, composantes qui nourrissent toute structure capitaliste, l’État en constituant une pièce maîtresse. Ayant pris acte de cette structure et de sa dynamique mortifère, l’Écologie sociale nous propose de ne pas nous laisser aveugler par les nationalismes ou par tout autre « divertissement ». Elle nous avertit de la paupérisation progressive des plus défavorisés ainsi que du triple effondrement qui approche à grands pas : énergétique, alimentaire et climatique. Mais elle contient aussi un outil politique cohérent, et pas seulement pour éviter les pièges tendus. Elle se propose de réunir les fins et les moyens pour éviter les dérives, et pour que les sociétés humaines ne s’affrontent pas entre elles mais qu’elles célèbrent, bien au contraire, leurs différences en tant que véritable richesse, qu’elles pratiquent entre elles le soutien mutuel et qu’elles fassent en sorte que leurs communautés s’intègrent dans les écosystèmes de leurs « bio-régions » respectives. Cet outil politique nommé, selon les différents endroits, « municipalisme libertaire », « communalisme » ou encore « confédéralisme démocratique », part du plus petit territoire politique, sur le principe d’assemblées de rues et de quartiers dans les villages et les villes. Des groupes d’étude devront être créés au préalable pour disposer d’une carte de toutes les caractéristiques du lieu, qu’elles soient historiques, géographiques, écologiques ou économiques, considérant l’ensemble des forces politiques en présence et des potentiels, tant sociaux que naturels. Grâce à une bonne connaissance du cadre historique et culturel, du terrain social et politique de ces groupes d’étude, ces derniers seront à même de se relier à des individus et des groupes sociaux plus conscients, mais souvent déçus de la politique, et mettre en évidence le non-sens qui consiste à mépriser et abandonner le terrain politique. Démontrer que le fait de déléguer son propre pouvoir en le remettant entre les mains de groupes ou de structures politiques professionnalisées ne revient qu’à abdiquer et à favoriser le système destructeur actuel. Au contraire, le municipalisme libertaire marque une rupture avec le cadre normatif des démocraties représentatives, voie unique imposée pour empêcher tout changement réel et toute remise en question du capitalisme. De ce fait, le municipalisme libertaire se propose d’opérer avec la charge culturelle propre aux « Països catalans » et avec une profonde connaissance de leur passé de résistance au capitalisme et de leurs propositions révolutionnaires. Fort de ce riche substrat, le municipalisme libertaire fait appel aux individus et aux groupes les plus conscients et les plus décidés pour que les rues ne soient plus des voies ouvertes aux fantômes nationalistes mais qu’elles soient véritablement nôtres. C’est là que nous pouvons, concrètement, en partant de la base, du local, rassembler toutes nos préoccupations et nos propositions afin de les exposer, les mettre en évidence et les renforcer dans le plus petit espace politique possible. Cet espace politique étant lui aussi l’auto-coordinateur des groupes aussi bien revendicatifs qu’alternatifs de tous les aspects de la vie. En permettant aux quartiers de se fédérer et à la confédération de coordonner les fédérations, nous pourrons créer une véritable force politique et sociale à l’échelle internationale, capable, en réunissant les fins et les moyens, d’établir les bases d’un monde nouveau. Ainsi, le municipalisme libertaire ouvre une nouvelle étape pour démanteler les institutions actuelles et promouvoir une démocratie directe qui partira des rues, des quartiers, des villages et des villes décentralisées.

Si nous avons quelque chose à apprendre de l’efficacité actuelle des indépendantistes, c’est cette capacité de recréer un récitet, en partant d’une réalité tangible, de redonner vie à cette puissance mythico-politique du peuple qui fut autrefois la nôtre, celle des libertaires.

Pour le municipalisme libertaire, contrairement aux partis politiques, rien n’est programmé à l’avance. Tout en sachant que le chemin sera long, notamment en raison de l’urgence du défi et parce que ce chemin, nous le parcourrons tous ensemble, le municipalisme libertaire possède néanmoins quelque chose qu’aucun parti ne peut offrir en ces temps où la fin du monde reste plus facile à imaginer que la fin du capitalisme. Le municipalisme libertaire, à l’instar du confédéralisme démocratique au Rojava ou du zapatisme au Chiapas, nous offre ce récit et cette puissance rendus possibles par un objectif réalisable, un imaginaire politique spirituel crédible, celui d’un monde pouvant contenir plein d’autres mondes, c’est-à-direune mosaïque de peuples unis dans la diversité et en symbiose avec la nature.

Et maintenant, que fleurissent les initiatives !

Vive le peuple catalan et vive les autres peuples de l’État espagnol et du monde !

Le groupe organisateur des 2e rencontres de l’écologie sociale de Bilbao 27, 28 et 29 octobre 2017.

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