Le Municipalisme libertaire – préface de la première édition

Nous republions ici, en accord avec l’auteur et l’éditeur, la préface de Marcel Sévigny à l’ouvrage de Janet Biehl, Le municipalisme libertaire. Bien qu’abordant le contexte montréalais, le propos s’adresse bien plus largement à toutes celles et ceux qui, citadins ou non, constatent que le changement politique doit s’initier de la base, au niveau local. La réserve émise par l’auteur sur la question d’armer le peuple est également pertinente aujourd’hui encore.



Source : Le municipalisme libertaire,
éd. Ecosociété, 1ère édition, Montréal, 1998.


Article retranscrit par reconnaissance de texte.
Des erreurs peuvent subsister.

Même si nous vivons dans une grande ville, toutes et tous, nous souhaitons avoir un milieu de vie agréable. Nous cherchons à satisfaire un certain nombre de besoins dans notre entourage immédiat ou à proximité. C’est souvent ce qui détermine la notion de communauté locale pour la majorité des citoyennes et des citoyens, et ce qui façonne l’ensemble des rapports sociaux qu’entretiennent les gens. Or ce tissu de relations que tentent de maintenir, de modifier ou de construire les citoyennes et les citoyens dans leur milieu est quotidiennement battu en brèche par les pouvoirs de domination politiques et économiques. Ce sont les milieux de vie qui sont le plus directement affectés et dans ces milieux, les personnes les plus vulnérables – celles qui souvent n’ont d’autre choix que les ressources humaines ou communautaires locales pour assurer leur survie matérielle et morale – sont de plus en plus marginalisées par les brisures sociales.

Les repères d’identité territoriale que les résidentes et les résidents des villes, des quartiers, des villages, des pâtés de maisons, du voisinage trouvent si importants pour le maintient, mais aussi pour le développement des communautés locales sont mis à rude épreuve par les effets de la centralisation des pouvoirs institutionnels. Mais depuis que, ici même à Montréal, la mondialisation de l’économie est devenue le bréviaire du « gratin du monde », y compris des politiciennes et politiciens municipaux qui ne jurent que par le « Montréal international », les communautés locales sont littéralement assiégées et font face à la désintégration. Le libéralisme économique et ses valeurs de concurrence et de domination, soutenus par les institutions étatiques, minent complètement les possibilités de développement de la vie collective, communautaire et associative à l’échelon local. Il emprisonne les minces possibilités de développement de rapports sociaux égalitaires.

Nous sentons que les moyens de résister efficacement à ces agressions, qui se font ouvertement, nous échappent de plus en plus. Nous voyons le pouvoir étatique, hier encore susceptible de nous protéger, jouer le jeu du laissez-faire, sans que nous ne puissions nous forger une véritable capacité de résistance et un contre-pouvoir. Les politiciennes et politiciens parlent de décentralisation, mais nous savons intuitivement, et parfois très consciemment, que c’est pour mieux gérer les transformations structurelles que le développement économique mondial impose aux gouvernements nationaux, que nos élites politiques cautionnent et encouragent ces tendances à une prétendue décentralisation. Comment résister ? Comment retourner contre les agresseurs les notions et les idées de la décentralisation qui nous permettraient de rebâtir nos communautés dévastées et surtout, de créer de nouvelles institutions politiques sous le contrôle des citoyennes et citoyens ?

C’est de ces possibilités que nous entretient le livre de Janet Biehl. En résumant admirablement la pensée de l’écologiste américain Murray Bookchin, elle nous propose, à travers le projet du municipalisme libertaire, un guide pratique pour la mise en application des idées du philosophe du Vermont et des actions à entreprendre pour que les citoyennes et les citoyens reprennent en main, dans leurs villes, leurs quartiers et leurs villages, le pouvoir d’organiser leur vie afin d’en arriver à une société où chacun puisse s’épanouir dans le respect mutuel et l’harmonie avec la nature.

Le milieu de vie saisi dans sa globalité – c’est-à-dire le lieu de résidence, les coopératives d’habitation ou de consommation, la bibliothèque locale, la piscine municipale, la maison de la culture, le dépanneur du coin ou le coiffeur, l’école du quartier, la clinique médicale communautaire, la garderie populaire, le lieu de travail parfois, etc. – ce milieu complet de vie composé d’espaces où peut s’organiser la résistance à la décomposition sociale doit se transformer en outil potentiel et réel pour la recomposition d’un pouvoir populaire. Nombre de citoyennes et de citoyens sont très sensibles à la protection et à l’amélioration de leur milieu de vie, dans leur quartier. Pourquoi alors ce milieu de vie ne deviendrait pas un lieu privilégié pour la reconquête de la démocratie, sa radicalisation et peut-être davantage, un lieu unique de transformation sociale profonde ? Pourquoi ne pas faire de la communauté l’espace où pourrait s’inventer de nouvelles institutions politiques et sociales, contrôlées par les citoyennes et les citoyens, et à partir desquelles de nouveaux rapports entre communautés locales et régionales pourraient se tisser et où la notion de décentralisation aurait une tout autre signification que celle qu’on prétend instituer aujourd’hui. C’est le rôle que pourraient jouer les assemblées publiques que préconise Janet Biehl afin de redonner toute leur valeur éducative aux débats et aux discussions politiques face à face sur des enjeux locaux.

Nous n’avons pas d’autre choix que celui de résister et c’est ce que comprennent des dizaines de communautés locales au Québec qui font face à la perte de services essentiels (bureau de poste, école, CLSC etc.), à cause de la « rationalisation » de l’économie. C’est l’existence même de plusieurs d’entre elles qui est en jeu. Ces milliers de petites initiatives locales qui cherchent à contrer le phénomène qui mène à la désintégration sociale recèlent une puissante volonté de résistance. Mais cette résistance se mue rarement en solution de remplacement politique ou en de nouvelles formes de contre-pouvoir. Il faudra bien un jour y arriver pourtant.

C’est dans ce but que Janet Biehl insiste dans ce livre afin que se regroupent des individus au sein d’un mouvement municipaliste libertaire, identifié comme tel dans la communauté, et dont la dimension éducative serait au cœur de l’action politique. Cette conception de l’organisation politique locale rejoint mes propres préoccupations et une grande partie de ma pratique politique dans mon quartier. Le municipalisme libertaire que nous propose ici Janet Biehl vient appuyer ma conception qui veut faire du lieu principal de notre vie, notre quartier ou notre communauté, le site de la résistance à la domination, mais aussi celui de la mise en place parallèle, ou simplement la reconquête, d’institutions locales qui pourraient agir, d’une part, comme contre-pouvoir à celui de l’État et des autres instances hiérarchiques et, d’autre part, comme outils de développement et d’émancipation sociale, politique, économique et culturelle. Devant la naissance d’un contre-pouvoir et la mise en place d’institutions de remplacement, l’État réagira afin d’étouffer la montée du pouvoir populaire. En prévision de ce combat, l’auteure insiste fortement sur la nécessité d’armer le peuple. Ici, il me faut émettre une réserve importante, Janet Biehl ne manque pas, dans son avant-propos, de nous rappeler qu’elle appartient à la culture des États-Unis et que chacun doit comprendre le municipalisme libertaire à travers le prisme de sa propre culture. Les Québécois que nous sommes avons appris, depuis 240 ans que nous résistons à l’assimilation, que « patience et longueur de temps font plus que force et que rage ». La non-violence fait partie de nos mœurs et même si nous avons, nous aussi, cédé à l’occasion à la lutte armée, je crois qu’une longue expérience nous dicte la défense active non violente.

Je ne voudrais pas créer l’illusion que la mise en œuvre du municipalisme libertaire soit chose facile. L’apathie quasi générale des citoyennes et citoyens devant le défi du changement est un phénomène bien réel qu’il nous faut combattre. Elle est entretenue sciemment par des forces sociales, politiques et économiques, en grande partie étrangères à nos réalités sociales, qui trouvent là un terrain propice pour continuer à se partager le pouvoir et les profits. Mais à tous ceux et celles qui se disent que « nous n’avons pas le choix », qu’il nous faut briser le cercle de la dépendance aux institutions étatiques et à toutes les hiérarchies, ce livre dira qu’il faut agir localement pour développer un projet individuel et collectif de réappropriation de nos vies, projet d’action accessible à toutes et tous.

Parce que j’ai acquis la conviction que l’action sociale et politique à l’échelon local est le socle sur lequel on peut élever un projet politique durable, et parce qu’il me semble possible que les citoyennes et les citoyens puissent, à cet échelon, intervenir directement dans la prise de décisions touchant leur communauté et leur société, j’en suis venu à la conclusion que l’essentiel des initiatives civiques et politiques doit naître à l’échelon local. Ainsi, l’articulation d’un projet politique fondé sur le municipalisme libertaire, tel que Janet Biehl nous le présente, cadre à merveille avec mon engagement dans les luttes urbaines depuis 25 ans, c’est-à-dire que l’essentiel de l’action se mène à partir de la ville, des quartiers, des villages, et que la philosophie organisationnelle repose sur l’activité des citoyennes et des citoyens, l’autogestion, la démocratie directe et participative.

Comme le définit Janet Biehl, le municipalisme libertaire veut ressusciter la politique dans le sens primitif du terme : la construction et l’expansion de la démocratie directe locale, de telle façon que les simples citoyennes et citoyens puissent prendre les décisions pour leur communauté et pour leur société dans son ensemble. Tous conviennent que la politique municipale est ce qui est le plus près du citoyen. C’est donc là que doit se concentrer l’action politique. Ce n’est pas, et cela doit être bien compris, nous dit l’auteure, une tentative pour étendre l’engagement des citoyennes et des citoyens dans les processus de l’État dit « démocratique » ou en faveur de la démocratisation de l’État. Il ne s’agit pas, bien sûr, de rejeter les réformes qui peuvent être obtenues dans le cadre de l’État (par exemple, l’introduction de la représentation proportionnelle ou le droit d’initiative par les citoyenne et les citoyens), mais ces réformes ne sont pas du ressort du pouvoir afin de changer la société par la radicalisation de la démocratie. Personnellement, je crois que la reprise en main du contrôle de nos vies, de nos communautés, de l’organisation et de la prise de décisions politiques sur les bases de la démocratie directe et participative signifie nécessairement lutter contre l’État et les hiérarchies.

Il faut que les citoyennes et les citoyens, organisés ou non, reprennent l’initiative, radicalisent l’action démocratique et la démocratie elle-même. Ainsi, Montréal ne doit pas devenir un simple lieu d’affaires ou d’amusement pour celles et ceux qui ont les moyens de consommer. Montréal doit demeurer partout, une ville où il est possible de vivre. Pour cela, il faut que Montréal protège la vie de quartier. Et les seules personnes qui, pour l’essentiel et sans s’isoler du reste du monde, peuvent protéger et améliorer la vie de leur quartier, leur communauté et, par conséquent, leur ville, sont celles et ceux qui y habitent, qui y vivent tous les jours. Nous ne pouvons plus remettre notre responsabilité individuelle et collective à une cinquantaine d’élus municipaux qui s’appuient sur un système bureaucratique et technocratique pour faire vivre cette ville. Il faut que, de plus en plus, les citoyennes et les citoyens retrouvent le goût de la citoyenneté active et ce n’est qu’à l’échelon local que cet apprentissage pourra se faire.

En ce sens, le projet politique du municipalisme libertaire que nous propose ce livre arrive à point pour tous ceux et toutes celles qui n’ont pas cessé de croire que la société peut fonctionner selon une autre logique que celle du capitalisme, de la hiérarchie et de la domination, et qui, malgré la conjoncture, ont conservé l’espoir de reprendre le contrôle sur leurs vies. Je suis convaincu qu’il s’agit d’un livre important, car le municipalisme libertaire réussit à proposer un débouché politique concret, une autre conception de la politique municipale beaucoup plus compatible avec l’esprit de ces milliers de petites initiatives de résistance sociale, économique et culturelle de nos milieux de vie.

Marcel Sévigny
Conseiller municipal indépendant
Montréal
Août 1998.

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