L’organisation communale, selon Paul Reclus

Dans la famille anarchiste des Reclus, on connaissait les frères Elisée et Elie, il faudra désormais inclure le fils de ce dernier, Paul. Dans une série d’articles réédités dans la collection « géographie(s) » des éditions Héros-Limite, on découvre avec intérêt la vision d’une « organisation communale » fédérale. On s’y intéressera ici car elle mérite d’être mise en parallèle avec le municipalisme libertaire proposé par Murray Bookchin quelques décennies plus tard.

Précisons que Paul Reclus n’est pas réellement un inconnu au sein de l’anarchisme. Il a notamment participé à l’édition de L’Homme et la Terre avec son oncle, assurant notamment la publication posthume des volumes II à VI. Reste que peu de ses écrits, principalement publiés en revue, ont eu l’occasion d’être réédités. Personnage visiblement modeste, se déclarant « ni orateur, ni écrivain habile, ni pamphlétaire », on le découvre dans Plus loin que la politique comme un auteur sensible à la pratique anarchiste, intéressé par ce qu’elle peut représenter au plus proche des gens.

Les textes retenus par Alexandre Chollier datent de 1913 à 1939. L’auteur ne cache pas dans ceux-ci son ambition de « reprendre l’œuvre de la Commune de Paris », qu’il a connu très jeune, et de « l’adapter à nos conceptions modernes ». Si l’écologie sociale au travers de Bookchin s’est principalement consacre dédiée au milieu citadin, propre à la 2ème moitié du 20ème siècle, Paul Reclus analyse en premier lieu la campagne, et comment celle-ci pourrait s’organiser en marge de l’État et de son administration :

« Des circonstances nées de la guerre m’ont amené à vivre à la campagne depuis 1920 et à m’intéresser à la vie locale de la bourgade que j’habite, puis, de proche en proche, à me demander comment pourraient être appliquées nos idées d’initiative individuelle et de liberté à la satisfaction des besoins de chacun dans une petite communauté. Étant admis que, de pays à pays, de région à région, les groupes humains ont des besoins différents, résultats de leurs activités différentes et liées elles-mêmes aux différences géographiques, il me semble pourtant possible d’esquisser à grands traits une organisation communale libertaire. »

La démocratie municipale communale qu’il esquisse invite ses membres à s’auto-organiser ici et maintenant, « en dehors de l’État, de la loi, des droits de la commune », sans s’occuper des entraves administratives officielles. [p.79] Il envisage la création de conseils, comités et autres commissions dédiées à des thèmes pratiques (l’instruction, l’approvisionnement, le logement, l’agriculture, les relations extérieures, etc.), prenant des initiatives et dès que possible dotées d’un budget dédié à leurs réalisations. [p.72] Des budgets à terme financés par des contribution volontaires et aspirant à remplacer l’impôt national, qui se verrait réduit et communalisé.

La commune doit ainsi garantir l’accès aux besoins de base de ses membres. Pour cela, Paul Reclus envisage l’abolition de la propriété individuelle au profit d’une propriété collective [pp.62-64], en premier lieu des terres et bâtiments. Au niveau économique, des syndicats et des coopératives de production auront pour tâche de « régler toutes les difficultés journalières et annuelles dans chaque commune ; le Conseil communal n’a pas besoin d’intervenir quand tout marche normalement, et l’anormal seul attirera son attention. » [p.144] Proposition originale : les conflits entre les syndicats et les assemblées communales se verraient réglés par un syndicat d’arbitres – une vision pragmatique moins âpre finalement que la résolution par le vote à la majorité.

Les différents groupes communaux constitués, ouverts et transparents, prendront leurs décisions par étapes : D’abord une réunion avec libre expression des opinions par les membres de la communauté, puis le choix des délégués (avec un mandat limité et devant représenter les opinions divergentes du débat) pour se pencher sur la question retenue. Ces derniers mettront alors au point un projet ou deux, soumis à nouveau à l’approbation de l’assemblée. S’ensuit un vote et une remise pour exécution à un agent responsable. [p.37]

Ces communes se verraient fédérées entre elles selon des « frontières flottantes et différentes selon les œuvres à accomplir, des groupements successifs qui s’englobent les uns dans les autres ; villages formant des cantons […] des cantons confédérés en ‘pays’ géographiques […] puis des régions […], la nation (question de langue surtout), le genre humain. » [p.94] On est proche de ce qui a été mis en place au Rojava avec le système de comités thématiques d’une part et géographique de l’autre, tandis que Bookchin tendait plutôt à privilégier une assemblée lié à une géographie précise et au champ d’action très étendu. Paul Reclus dresse d’ailleurs un certain garde-fou contre tout risque de centralisation, demandant à ces commissions d’éviter de se réunir au même endroit et de fusionner, par crainte de voir ressurgir un gouvernement [p.99]. Une crainte souvent formulée face au municipalisme libertaire justement.

Reclus voit un potentiel révolutionnaire à cette forme d’organisation politique, par le développement grandissant de l’autonomie communale. A l’instar de ce qu’imaginait Bookchin, il espère voir de telles communes confédérées élargir leur emprise dans une voie extra-parlementaire, jusqu’à ce qu’elles puissent se mettre dans une situation « telle que la Révolution ne fasse que parfaire une évolution déjà en bonne route ». Et que les communes organisées entre elles puissent dire à l’État « fiche-moi la paix ! » et se passer de lui. Et l’auteur d’ajouter, lucidement : « Certes, nous n’en sommes pas encore là, mais l’esprit de cette propagande serait peut-être plus utile que celle dont le but est de déléguer des révolutionnaires au Parlement. » [p.78]

C’est avec un certain plaisir qu’on lit Paul Reclus aujourd’hui, en particulier pour l’humilité de sa démarche. Très pratique, l’homme ne fait pas de grandes théories, et renonce à se projeter « au-delà du Grand Soir » pour plutôt tenter de voir « ce qui peut être fait dès l’heure actuelle en dehors de l’État, quelle propagande peut être poursuivie pour des buts immédiats » [p.89]. Reclus a l’intelligence de prendre pour exemple ce qu’il connaît et observe autour de lui : les paysans, les écoles (la question de l’enseignement lui tenait visiblement à cœur et est largement développée), les services publics, les syndicats et comment ceux-ci pourraient fonctionner dans une société libertaire communaliste. On n’y trouvera pas la précision d’un système, pas plus de solutions toutes faites ; la prétention n’est pas là. Certain-e-s regretteront sans doute un certain flou dans certaines propositions. Après tout, « cette suite d’articles a surtout pour but de poser des questions, de suggérer des solutions, et je m’en voudrais qu’elle pût ressembler à une proposition concrète, à une étude dogmatique. J’espère être critiqué et contredit. » [p.115] Tout est dit.

Dans une perspective d’écologie sociale, ce livre a l’avantage d’élargir le champ du communalisme, montrant quelles peuvent en être les variantes. Elle ancre un peu plus ce projet politique dans le corpus des idées libertaires modernes. Paul Reclus en replace le projet politique face aux défis concrets qui lui font face avec une certaine lucidité face à la tâche que ces changements représentent. Il y avait Elisée, Elie, il y a dorénavant Paul. On connaissait les travaux de Bookchin, Öcalan, Fotopoulos… on les enrichira d’une touche de Reclus.

Paul Reclus, Plus loin que la politique, éd. Héros-Limite, coll. géographie(s), 200 pages. Edition et préface par Alexandre Chollier, illustrations de Marfa Indoukaeva.

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