Technologies partout, démocratie nulle part

Si on compte aujourd’hui pléthore d’ouvrages critiques de la technologie, ceux qui s’intéressent à un pilotage démocratique de celle-ci comme piste de solution demeurent rares. C’est très à propos que Yaël Benayoun et Irénée Regnauld en font le thème central de leur livre Technologies partout, démocratie nulle part (éd. FYP). Deux auteurs déjà à l’origine de l’association Le Mouton numérique, qui a pour vocation d’attirer l’attention sur les enjeux sociaux et politiques, mais aussi environnemental, des nouvelles technologies, et qui développent ici le propos défendu par l’association.

Technologies partout, démocratie nulle part débute par plusieurs constats. Les premières pages montrent que « le lien entre progrès technologique et progrès social n’est plus une évidence » (p.20). Les nouvelles technologies mises sur le marché aujourd’hui répondent à d’autres impératifs, notamment mercantiles, que celui de proposer une avancée pour le genre humain. D’où une montée des contestations face à ce progrès qu’on nous impose et qu’on nous vend. Le second constat est que la technologie est devenue autonome du politique et du social (p.37). Elle se développe essentiellement au sein de groupes privés, ce qui explique en grande partie les raisons de cette distanciation évoquée du progrès social. Alors que ces technologies influencent notre quotidien, modèlent notre façon de travailler, de communiquer, d’interagir les uns avec les autres, nous sommes dénués de tout pouvoir (de choix, de gestion et même de contrôle), en ce qui les concerne. Il n’y a pas d’illusion à avoir sur le poids du consommateur.trice en ce qui concerne l’orientation technologique. Les auteurs appellent donc à la prise de conscience de l’ascendant hiérarchique pris par la technologie (devenue « innovation ») sur les autres secteurs de nos sociétés, mais aussi de l’accélération induite sur toute la société et ses interactions sociales. Une accélération et une multiplication à laquelle le psychisme humain ne peut s’adapter.(p.43)

Prise de conscience, mais pas seulement. Ce que recherchent Yaël Benayoun et Irénée Regnauld, c’est substituer une critique politique à l’opposition stérile entre technophiles et technophobes. Le débat n’est pas « pour ou contre le progrès », mais bien quel progrès, qui le détermine, sur quels principes… Pour l’illustrer, le livre va s’intéresser à plusieurs combats actuels, comme les oppositions à la 5G, le développement des caméras et de la reconnaissance faciale, les « smartcity » ou celui des caisses autonomes dans les supermarchés.

Le lien entre réseau et militantisme est passablement développé au travers des pages. Après un état des lieux des mouvements de résistance aux nouvelles technologies, les deux auteurs constatent que, d’une manière générale, les mobilisations nées des réseaux peinent à traduire leurs revendications à un niveau politique : « On observe ainsi une forme d’individualisation de l’engagement, un manque de structuration de ces groupements politiques et une certaine distanciation pour les luttes menées (finalement tout le monde est pour, mais personne n’est réellement responsable). » (p.74) L’enjeu du moment pourrait ainsi avant tout consister à se redonner les moyens d’agir. On retrouve là une critique faite en son temps par Bookchin (et il n’était pas le seul) sur l’absence d’organisation des mouvements modernes, voire le rejet de celle-ci. C’était avant l’irruption des réseaux sociaux dans le milieu militant et ceux-ci n’ont fait qu’accentuer l’illusion du « groupe » destructuré. Force est de constater aujourd’hui que face à l’individuation que provoquent les réseaux, la réponse doit passer par une réaffirmation du lien social, affectif, solidaire passant par le face-à-face plutôt que médiatisé par des écrans.

Comme souvent dans ce genre d’ouvrages, c’est dans les derniers chapitres, touchant aux propositions, que l’on attend les auteurs. Car il s’agit de dépasser la critique et de donner des pistes face au problème posé. Yaël Benayoun et Irénée Regnauld établissent différents préceptes qui doivent permettre une démocratisation des choix technologiques. Cinq « inspirations pour changer de progrès » sont notamment avancées : renoncer à certains futurs, c’est-à-dire aux technologies aujourd’hui déjà en porte-à-faux avec les enjeux écologiques à venir (objets connectés, modernisation sans fin des appareils électroniques, etc.) et revenir aux approches low-tech, des systèmes décentralisés et respectueux de l’écologie. Avec vision également sont réaffirmés également certains principes évoqués en leur temps par Ivan Illich (des outils avec lesquels travailler et non qui travaillent à notre place) ou Richard Sclove (voir notre chronique de son ouvrage Choix technologiques, choix de société, avec notamment sa mise en avant des jury citoyens). Il s’agit bien d’émettre des critères qui doivent fixer des limites au développement technologique par un contrôle démocratique.

En avons-nous les moyens actuellement ? Pas forcément. C’est pourquoi la mesure principale envisagée reste la mise sur pied d’un contre-pouvoir citoyen. Le peuple doit affirmer un droit regard et, en définitive, de contrôle sur le développement des technologies. Le développement de la forme coopérative, qui aujourd’hui encore possède un grand potentiel de développement, est promue comme une voie devant permettrait une démocratisation de secteurs de l’économie. Les coauteurs font aussi référence pour y parvenir au projet municipaliste libertaire de Bookchin ainsi qu’à sa promotion de technologies libératrices : « Une caractéristique intéressante du modèle municipaliste tient dans sa vision de la technique, qui doit être mise au service de la participation citoyenne. » (p.220)

Cette mention du municipalisme se fait en ayant bien conscience du pouvoir limité des exemples participatifs s’en revendiquant actuellement (Barcelone, Saillans, etc.). On ne peut qu’adhérer à cette précision importante faite par les deux auteurs et qui pose clairement que le mouvement municipaliste libertaire, s’il entend peser sur la technologie, doit avoir une autre ampleur que celui des villages et cités isolées, gagnées le plus souvent par voies électorales et demeurant dans le champ de la politique officielle : « Pour s’assurer que les transformations opérées ne soient pas superficielles, ces expériences du municipalisme libertaire devraient être soutenues et accompagnées par des changements majeurs aux échelles nationales, et à l’échelle européenne. Seules, ces initiatives se retrouvent confrontées à des difficultés structurelles qui sortent de leur champ de compétences. » (p.223).

Au final, un livre clair, qui pose des questions fondamentales pour notre époque. Benayoun et Régnauld montrent combien le développement technologique représente un sujet à enjeux multiples, aussi bien démocratique que social, sans passer sous silence l’important pouvoir économique des groupes qui aujourd’hui ont la main-mise sur ce développement. On concluera avec eux que « Aucune protection sociale, aucun nouveau droit ne pourra compenser le fait de reléguer les humains au rang d’appendices de la machine. C’est un enjeu pour l’ensemble de la société. La forme que prend le travail conditionne la capacité des individus à participer à la vie politique et démocratique, autant qu’elle reflète les rapports de force qui aujourd’hui ne permettent pas une production de richesses compatibles avec la réalisation des besoins fondamentaux. » (p.172) L’enjeu est énorme, la nécessité de le relever l’est tout autant.

Yaël Benayoun, Irénée Régnauld, Technologies partout, démocratie nulle part, plaidoyer pour que les choix technologiques deviennent l’affaire de tous, éd. FYP, 2020, 240 PP.

Vincent Gerber

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